Chez les quatre filles du Dr. March, la guerre civile n’aura pas lieu

À propos des Quatre filles du docteur March (Little Women) de Louisa May Alcott

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Entre réalisme et bons sentiments, Alcott rédige avec Les Quatre filles du docteur March un traité moraliste sur l’amour comme seule protection contre la guerre qui fait rage à l’extérieur

Dans un épisode de la 3e saison de la série Friends, Rachel et Joey s’échangent leurs livres de chevet : elle se lance dans l’imaginaire de Shining et lui pénètre l’univers réaliste de Little Women. Deux classiques de la littérature américaine, mais dans des genres bien opposés – quoique. Terrifiant, Shining finit régulièrement dans le congélateur où Joey le cache pour n’avoir plus à subir ses effets inquiétants – c’est d’ailleurs là que Rachel le découvre. C’est le bouquin le plus flippant qu’il ait jamais lu. Mais, confronté aux aventures domestiques des quatre filles du docteur March, laissées seules à la maison avec leur mère pendant que le chapelain fait son office dans les rangs de l’Union pendant la guerre de Sécession, Joey se rend compte que l’horreur n’a pas nécessairement besoin de fantômes et de monstres pour s’exprimer. À peine a-t-il débuté le chapitre qui voit Beth tomber gravement malade que Little Women, mis sur un pied d’égalité avec le roman de Stephen King, file tout droit au congélateur. Il y a différentes sortes d’horreur.

La scène fait sourire tous ceux qui ont un jour lu Les Quatre filles du docteur March, et même ceux qui en connaissent seulement les grandes lignes. Un peu comme on connaît les grands classiques de la littérature mondiale quand bien même on ne les aurait jamais ouverts (les ouvrages qui entrent dans cette catégorie, je crois, sont très nombreux). La réputation du roman de Louisa May Alcott précède sa lecture aussi bien que l’éclair précède le tonnerre.

Dire qu’il s’agit d’un bouquin « gentillet » et « naïf » et « bienveillant » serait faire preuve d’euphémisme caractérisé. Quand on se lance dans pareil opus, et en anglais s’il vous plaît (dans la belle édition britannique de chez Collins Classics), on peut éprouver un mal fou à franchir la barre des premiers chapitres. Et pas à cause du texte en V.O., bien que certains termes, appartenant au passé, ne soient pas aisés à comprendre pour un angliciste lambda. Non, les difficultés naissent de la quantité de guimauve qu’il faut avaler en quelques heures, comme d’être ébloui par trop de soleil d’un seul coup d’œil.

C’est que la famille March est parfaite – un peu trop. Parfaite. Lisse, compassionnelle, empathique, généreuse et pieuse. Si chacune des sœurs possède son caractère, ses talents et même – oui ! – ses failles, toutes se révèlent adorables, soucieuses du bien des autres, altruistes jusqu’à la nausée. Tout mauvais comportement est étouffé dans l’œuf par l’effet d’une introspection morale immédiate : à la fin de chaque chapitre ou presque, les filles sont invitées à faire amende honorable pour leurs faits et gestes récents, et trouvent dans cet instant de pénitence autour de la cheminée, face à leur maman-confesseur, l’occasion d’expier leurs péchés (le plus souvent, une pensée indélicate, des désirs normatifs ou, dans le cas de Meg, l’aînée, une légère indisposition due au champagne après un bal aristocratique).

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Souvenons-nous de la genèse de cet étonnant roman : c’est à la demande de son éditeur Thomas Niles que Louisa May Alcott, en 1868, rédigea une douzaine de chapitres d’un livre explicitement destiné à un lectorat de jeunes filles. Lorsqu’elle envoyé lesdits chapitres à Niles, tous deux s’accordèrent à les trouver fades et ennuyeux. Mais le miracle advint en la personne de la nièce de l’éditeur qui, après les avoir dévorés, exprima son entière satisfaction ; plus tard, les jeunes filles auxquelles fut soumis le manuscrit complet réagirent de même, et le succès de Little Women fut aussi immédiat que retentissant, à la surprise de l’auteur comme de son éditeur. Trois mois après la publication du volume chez Robert Brothers, Alcott présenta à Niles le deuxième manuscrit, le 1er janvier 1869, contenant la suite directe des aventures des quatre filles, de leur mère et de la gouvernante Hannah. Depuis, les deux ouvrages sont généralement réunis en un seul volume.

Louisa May Alcott naît en Pennsylvanie, en 1832. Elle grandit dans le climat intellectuel enthousiasmant qui est celui de l’American Renaissance, une période littéraire théorisée par F.O. Matthiessen et comprenant, dans sa première expression, des œuvres publiées au milieu du XIXe siècle par Nathaniel Hawthorne, Herman Melville ou Walt Whitman. Son père Bronson Alcott est un autodidacte, philosophe de son état, pédagogue à ses heures ; il côtoie Henry David Thoreau et Ralph Waldo Emerson. Sa mère, Abigail May, est issue de l’establishment bostonien et transmet à sa fille par son féminisme résolu – un trait de caractère que la critique féministe américaine retrouvera évidemment dans Little Women, considérant le roman comme l’un des premiers modèles du genre. En outre, la famille May Alcott est tout à fait abolitionniste : Abigail se fait aider de ses filles pour organiser des ateliers d’alphabétisation destinés aux femmes noires.

En somme – on le comprend à travers ces brefs éléments biographiques – Little Women est un roman d’inspiration autobiographique. D’abord parce qu’il est ouvertement féministe, via le personnage de Jo surtout. Josephine, la deuxième de la fratrie après Meg, est aussi le plus garçon manqué de toutes les filles March, et celle qui refuse le mieux de se soumettre aux convenances d’une société essentiellement patriarcale. Selon elle, il n’y a rien que les hommes fassent que les femmes ne puissent pas faire également. Sa relation d’amitié avec Laurie, voisin des March et fils du riche M. Laurence, symbolise bien cette inversion générique : si le Joey de Friends confond Jo avec un garçon et Laurie avec une fille, c’est parce qu’Alcott a volontairement emberlificoté le lecteur en jouant sur les prénoms pour illustrer le caractère plus masculin de Jo et celui, plus féminin, de Laurie.

Ensuite, parce que l’abolitionnisme y trouve une place de choix, bien qu’indirecte, à travers le contexte de la guerre de Sécession : si le père March est absent, c’est parce qu’il accompagne les troupes unionistes et se bat (même si ce n’est pas physiquement) contre les sécessionnistes du Sud. Et s’il s’est élevé contre eux, et du côté des Nordistes, c’est pour assurer la sauvegarde de l’Union – volonté ô combien lincolnienne – mais aussi en faveur de la libération des esclaves.

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Enfin, parce que l’auteur s’est inspirée du caractère de ses propres sœurs – elles étaient quatre filles Alcott en tout, bien sûr – pour forger ses personnages. Anna est Meg, Lizzie (décédée à l’âge de 23 ans) est Beth, celle qui manque mourir à cause de la scarlatine, et May est Amy (l’anagramme est ici plus que lisible, n’est-ce pas ?). Quant à Jo la battante, Jo l’imprévisible qui travaille dur à contenir ses effusions, Jo la forte tête de la famille, elle est identifiée à Louisa May Alcott elle-même. Il n’était pas rare que les lecteurs, dans leur courrier, s’adressent à elle en tant que « Miss March » ou « Jo », et elle ne les corrigeait pas.

Le succès retentissant du livre peut s’expliquer par la manière dont le portrait des quatre filles permet aux lectrices de s’identifier aisément à l’une ou l’autre des sœurs, quelle que soit leur origine sociale ou leur identité ethnique. Dans cette période de forte immigration qui suivit la guerre civile américaine, chaque jeune femme, même venue de loin, pouvait se reconnaître dans la quête d’indépendance et le refus des conventions génériques traduits dans le roman. C’est une autre façon de dire que Louisa May Alcott a écrit, avec Little Women, un roman proprement universel – et, osons le dire, intemporel.

Surtout, il nous semble que l’ouvrage peut être lu de façon purement métaphorique. Dans le contexte de la guerre de Sécession, la notion d’Union nationale fait autorité sur tout le reste – Lincoln a décrété que c’était son premier objectif, bien avant l’émancipation des esclaves (du moins, dans un premier temps, jusqu’à la Proclamation d’émancipation du 1er janvier 1863). Et quelle meilleure structure donner à l’Union que celle de la cellule familiale elle-même ? Le bastion constitué par la fratrie March, avec la maman en guise d’autorité morale compétente, s’élève contre la barbarie de la guerre et les conservatismes incarnés par le Sud aussi bien, et avec autant d’efficacité, que ne le font les troupes unionistes sur les différents fronts. De sorte qu’à chaque fin de chapitre, quand arrive ce moment où l’une des filles confesse à sa mère sa mauvaise attitude du jour, il s’agit moins d’y voir une expression moralisatrice qu’une consolidation des vertus nationales, illustrées par les sœurs March.

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De fait, chaque sœur personnifie une vertu américaine indispensable en temps de guerre pour résister aux effets collatéraux du conflit et renforcer l’unité familiale comme on renforce les charpentes de la maison pour ne pas qu’elle s’écroule. Meg est tentée par un romantisme fantasmé mais parvient quand il le faut à remettre les pieds sur terre. Jo se rebelle contre les préjugés et les traditions, mais elle sait aussi pardonner quand c’est nécessaire – comme elle pardonne à sa sœur Amy après que celle-ci a détruit son manuscrit. Beth parvient, à force d’abnégation, à dépasser sa timidité maladive, à tel point qu’à son retour, leur père ne reconnaît plus la jeune fille fragile qu’il a laissée un an plus tôt. Quant à Amy, la petite peste, elle arrive tant bien que mal à juguler son égoïsme pour mieux donner aux autres. Chacune d’elle fait tour à tour preuve de réalisme (Meg), de tempérance (Jo), de courage (Beth) et d’altruisme (Amy), soit tout ce qu’il faut à l’Amérique pour se dresser contre la terreur. Et tout ça au sein d’une même maison qui doit absolument résister à la désagrégation ; car, comme le disait Lincoln dans un célèbre discours, « Une maison divisée contre elle-même ne peut tenir debout ». Pour qu’elle tienne le choc, il faut bien l’enthousiasme et la générosité de ces quatre espiègles gamines qu’Alcott a immortalisée. Certes dans un roman naïf et trop sucré, mais humain, tellement humain.

 Eric Nuevo

(Les illustrations sont tirées des films de George Cukor (1933) et de Gillian Armstrong (1994).)

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