« Contact » : l’Univers, ce beau gâchis d’espace

« Si nous étions seuls dans l’Univers, ce serait un beau gâchis d’espace »

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En 1985, la sortie d’un roman de science-fiction titré Contact chamboule gentiment quelques institutions. L’édition, tout d’abord, car son auteur aurait touché près de deux millions de dollars avant même d’avoir rédigé une ligne – l’avance la plus élevée jamais versée – de la part de la maison new-yorkaise Simon & Schuster. La littérature de science-fiction, ensuite, car Contact ne ressemble pas vraiment aux romans traditionnellement rattachés à un genre qui, globalement, ne brille pas par la qualité de son style. (Moi-même étant grand fan de science-fiction, je dois avouer que j’ai croisé peu de romanciers qui eussent une vraie « patte », en dehors de phénomènes ponctuels : Herbert George Wells, Jules Verne, René Barjavel, Robert Silverberg (je pense surtout à Gilgamesh, roi d’Uruk, qui n’appartient précisément pas au domaine de la S-F ; ou aux Monades urbaines, qui lui en est bel et bien, de la S-F), Clifford Simack, Ira Levin, ou plus récemment Alain Damasio – mais j’en oublie sans doute. Quant à Philip K. Dick, Isaac Asimov et Arthur C. Clarke, si leurs récits sont souvent parmi les meilleurs jamais écrits, leurs qualités intrinsèques tiennent surtout à leur inventivité et leur rythme narratif, et pas tellement à la profondeur du style.) Le dernier chamboulement concerne la science elle-même. Car s’il est plutôt commun de voir des scientifiques confirmés se servir de leur plume pour imaginer un futur délirant (Clarke, Asimov) ou plus réaliste (Stephen Baxter), rares sont ceux qui, jusque là, avaient aussi talentueusement mêlé science, croyance, fiction et émotion dans un même ouvrage. Le succès est au rendez-vous pour ce qui restera l’unique roman de son auteur : 1,7 millions de copies sont vendues dans les deux ans. Par un curieux retournement de situation, ce livre, qui fut initié en 1979 sous la forme d’un scénario, auquel la légende veut que Francis Ford Coppola ait participé, puis transformé en roman suite à la clôture du projet, sera adapté au cinéma en 1997 par Robert Zemeckis, un réalisateur que la science-fiction connaît bien (Retour vers le futur, est-il besoin de le rappeler ?).

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Il convient, en premier lieu, de présenter correctement ledit auteur. Astronome, astrophysicien et cosmologiste, professeur d’astronomie à l’université Cornell (État de New York), connu pour son agnosticisme « einsteinien » (il aimait à penser, à la manière panthéiste d’Albert Einstein et de Spinoza avant lui, que ce que nous appelons « Dieu » répond à l’assemblage de toutes les lois de la physique, assemblage suffisamment merveilleux en tant que tel pour n’avoir pas besoin d’être personnifié sous la forme d’un vieillard omnipotent – et caractériel – à barbe blanche) ainsi que pour son scepticisme vis-à-vis de ce qui touche au paranormal, Carl Sagan est l’homme d’un unique roman et d’une vingtaine d’ouvrages de vulgarisation scientifique, et le promoteur de la série documentaire Cosmos, inspirée de l’un de ses essais. Il est aussi le concepteur d’un concept que tout le monde connaît, même vaguement : le fameux « calendrier cosmique » qui englobe les 14 milliards d’années d’évolution de l’Univers en une seule année terrestre, à des fins de compréhension relative. Chaque jour de ce calendrier cyclopéen vaut environ 37,8 millions d’années, rien que ça. À une telle échelle, et si le Big Bang correspond à la première seconde de l’année, le système solaire et ses planètes se sont formés en septembre, les dinosaures se sont éteints le 30 décembre, et les premières cités de Mésopotamie se sont élevées approximativement 15 secondes avant minuit. La question de l’échelle de l’Univers n’est d’ailleurs pas anodine dans le parcours intellectuel du jeune Carl Sagan, qui relate cette anecdote sur sa première visite dans une bibliothèque, à l’âge de cinq ans : « J’entrai dans la bibliothèque et réclamai un livre à propos des étoiles… Et la réponse fut stupéfiante. Il s’avérait que le Soleil était une étoile, mais très proche. Les étoiles étaient des soleils, tellement éloignés qu’ils n’apparaissaient que sous la forme de petits points de lumière… L’échelle de l’univers s’ouvrit soudain à moi. C’était une sorte d’expérience religieuse. Il y avait, dans l’univers, de la magnificence, de la grandeur, des dimensions qui ne m’ont jamais quitté – au grand jamais. » (Carl Sagan : A Life, par Keay Davidson) La notion d’expérience religieuse à travers la science est essentielle chez lui et forme le nœud fondamental de son roman Contact. En tant qu’agnostique, il ne refusait certes pas l’émotion spirituelle, mais dans un sens plus vaste que celui, très dogmatique, auquel les thuriféraires aiment à la cantonner. Il expliquait volontiers que « (…) non seulement la science et la spiritualité ne sont pas incompatibles, mais la science est elle-même une source profonde de spiritualité. Lorsque nous considérons notre position dans une immensité faite d’années-lumière et dans le passage des ères, lorsque nous saisissons la complexité, la beauté et la subtilité de la vie, alors cet envol émotionnel, ce sens combiné de l’exaltation et de l’humilité, est certainement spirituel. » (cité dans The Cosmic Perspective, multiples auteurs, Boston, 2009)

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Dans le roman, le personnage d’Ellie Arroway est un prolongement des traits caractéristiques de Sagan, tels que l’on peut les percevoir au travers de ses écrits. En prenant à rebours le paradigme narratif propre à une majorité des récits de science-fiction, paradigme qui confie le rôle principal à l’événement ou à l’objet plutôt qu’aux protagonistes, ceux-ci étant relégués au rang de simples spectateurs ou de symboles psychologiques simples (un seul exemple : dans un roman, néanmoins très réussi, comme Rendez-vous avec Rama d’Arthur C. Clarke, toute notre attention est captée par la visite du cylindre extraterrestre aux dépens d’être humains qui ne sont plus que les vecteurs pouvant assouvir la curiosité du lecteur ; quant aux trois suites rédigées en collaboration avec Gentry Lee, les personnages n’y sont plus que d’infâmes et insupportables clichés ethnocentristes, prisonniers d’une colonie humaine qui ne respecte rien et tente de s’approprier les territoires des autres races exogènes présentes dans le cylindre), en prenant à rebours ce paradigme, donc, Sagan impose Ellie comme l’intérêt premier de son roman, le catalyseur de toutes nos émotions. Les premières dizaines de pages, consacrées à l’enfance puis la jeunesse de son héroïne, sont symptomatiques de sa volonté de traduire, par le biais de cette femme au caractère bien trempé, les complexités (scientifiques, spirituelles, métaphysiques, psychologiques) du Cosmos dans son entier, Ellie étant à la fois l’Alpha et l’Omega du récit. La fabrication supposée de son identité découle d’ailleurs de ce syncrétisme : Ellie comme Eleanor Roosevelt, épouse du président Franklin D. Roosevelt ; et Arroway comme phonétiquement proche d’Arouet (François Marie), le véritable nom de Voltaire. (Rappelons que Voltaire écrivit, entre autres récits, la nouvelle Micromégas dans laquelle un géant venu de Sirius se balade de planète en planète jusqu’à tomber sur les minuscules et philosophes terriens, offrant une leçon d’humilité pour le XVIIIe siècle et bien au-delà.)

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Le message et la machine, les deux pôles événementiels du roman, traduisent chez Ellie une recherche subjective de la spiritualité au sens où Sagan l’entend lorsqu’il parle d’« expérience religieuse ». La variété des objets astronomiques, l’immensité de l’Univers, l’infini des étoiles et des galaxies, la grandiloquence des distances stellaires, sont autant de phénomènes naturels qui concourent à une expérience du sacré, dont le corollaire terrestre serait la curiosité scientifique dont témoigne Ellie dès son plus jeune âge – lorsqu’elle bidouille une radio pour en comprendre le fonctionnement, avant, adulte, de travailler à l’amélioration des systèmes de détection des radiotélescopes. Une part importante du roman repose sur une dialectique conventionnelle opposant l’esprit scientifique – logique, rationnel et assoiffé de preuves concrètes – à l’esprit religieux – foi, croyance aveugle, obscurantisme – avec, en fond « sonore », la question de la présence divine dans le cosmos. Le message est-il une preuve de l’existence de Dieu – une voix venue du ciel – ou même de celle du Diable ? La prise de conscience d’une présence autre dans l’Univers nous isole-t-elle plus encore, ou nous élève-t-elle ? Mais en rognant progressivement les points problématiques de cette opposition, notamment via le personnage de Palmer Joss, pasteur, gourou, conseiller spirituel de la présidente des États-Unis et auteur à succès, qui trouve en Ellie une adversaire à la mesure de son insatiable soif de connaissances, Sagan brouille de plus en plus la frontière entre science et croyance. Le « retournement » final (les cinq passagers de la machine, après un voyage de 24 heures jusqu’au centre de la galaxie, découvrent que leur véhicule n’a jamais bougé au regard des spectateurs extérieurs, et que leur absence n’a duré qu’une vingtaine de minutes) place in fine Ellie dans la même position que Joss, dont elle aimait tant à dénigrer la croyance dénuée de fondements : sans preuves de son séjour dans la Gare Centrale de la galaxie (les bandes enregistrées sont toutes effacées, la machine n’a subi aucun dégât externe), prisonnière de son récit subjectif, dans lequel l’extraterrestre a pris la forme de son défunt père sur fond de décor de plage tropicale, la radioastronome comprend que certaines expériences ne sont pas scientifiquement prouvables, et qu’il faudrait, pour ses auditeurs, faire preuve de foi – une foi aveugle qui ne repose pas sur des faits – s’ils veulent partager celle-ci. Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’auteur n’ironise pas sur ce changement de position, sur le mode « rira bien qui rira le dernier » ; il fait d’un extraordinaire voyage dans les étoiles l’expérience spirituelle absolue. Dans le film, que Robert Zemeckis a mis en scène en 1997 avec Jodie Foster dans le rôle principal, Ellie, seule pour ce voyage interstellaire, se trouve sans voix face aux merveilles étalées devant ses yeux – un système constitué de plusieurs soleils, des anneaux cyclopéens de débris, une lumière emplissant le ciel –, jusqu’à murmurer pour elle-même : « Il aurait fallu envoyer un poète ».

Ellie Arroway est le vecteur de notre regard : c’est elle qui voit, qui nous transmet et nous décrit les choses vues. Entrouvrant une porte que Zemeckis franchira allègrement (et sans retenue) dans son adaptation, Sagan manipule son héroïne afin qu’elle devienne, à notre place, la spectatrice de l’irréductible beauté du cosmos. Il tend ainsi à nous rappeler que, dans la vastitude du vide spatial qui nous entoure, notre petite planète bleue est un objet fragile, minuscule, qu’il faut chérir et protéger en nous chérissant et en nous protégeant nous-mêmes. Dans un essai intitulé Pale Blue Dot : A Vision of the Human Future in Space, en 1994, Sagan s’appuie sur une photo prise par la sonde Voyager en 1990, réduisant la Terre à un infime point bleu pâle (« pale blue dot ») prisonnier d’un rayon de Soleil, pour gloser sur notre petitesse et, conséquemment, sur la nécessité de partager ce morceau de terrain qui est le nôtre : « La Terre est une toute petite scène dans une vaste arène cosmique (…) On a dit que l’astronomie incite à l’humilité et fortifie le caractère. Il n’y a peut-être pas de meilleure démonstration de la folie des idées humaines que cette lointaine image de notre monde minuscule. Pour moi, cela souligne notre responsabilité de cohabiter plus fraternellement les uns avec les autres, et de préserver et chérir le point bleu pâle, la seule maison que nous ayons jamais connue. »

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Le message venu de Vega, dans le roman, joue un peu, pour Ellie, le même rôle que cette photo prise par Voyager : il est une marque de la relativité de notre position dans l’Univers. Évidemment, depuis maintenant quelques dizaines d’années, il est devenu difficile de prétendre le contraire – que le cosmos n’est qu’un décor peint malicieusement par un quelconque dieu, et que nos sondes s’écraseront forcément un jour contre le carton pâte, à la façon du bateau de Truman qui déchire le mur à la fin du Truman Show de Peter Weir. Mais la présence d’autrui, dans l’immensité, nous rappelle sévèrement à nos obligations : quelqu’un nous regarde, et peut-être, et certainement, nous juge. Le message des étoiles doit nécessairement provoquer un changement en nous, et pour nous. Son contenu n’est finalement pas si important : il aboutit certes à la construction d’une machine, mais celle-ci n’a pas fonctionné au regard des six milliards d’êtres humains qui n’en étaient pas les passagers. Le message compte moins que sa transmission, que le simple fait d’avoir été envoyé. Pour reprendre une formule célèbre du philosophe et sociologue Marshall McLuhan, « le médium est le message » : « (…) en réalité et en pratique, le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un médium sur l’individu ou la société dépendent du changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie. » (dans Pour comprendre les médias)

Si, dans son adaptation, Zemeckis « résume » la riche intrigue de Carl Sagan au seul personnage d’Ellie Arroway, en simplifiant par ailleurs certaines de ses contradictions et en finissant par la lier indissolublement à Palmer Joss, son amant d’un instant, et s’il en entortille l’univers narratif autour de sa seule existence (le film s’ouvre sur un travelling cosmique, partant de la planète Terre et traversant les distances interstellaires, jusqu’à ressortir de l’œil d’Ellie enfant – mouvement vertigineux et artificiel auquel l’expérience astronomique d’Ellie adulte fera écho, avec sa plage virtuelle et l’image fantomatique de son père), il choisit ce faisant de laisser de côté l’aspect universaliste du roman, toutes ces tractations internationales qui aboutissent à la fabrication conjointe de la machine. Un seul exemple : là où, dans le livre, cinq personnes peuvent être accueillies dans l’appareil extraterrestre, représentant cinq nations de la planète à égalité, donc cinq ethnies différentes (USA, Union soviétique, Inde, Chine, Nigéria), le film réserve ce droit à Ellie – « Ils veulent toujours faire partir une Américaine » lui glisse l’excentrique Hadden après le décès du candidat numéro un, David Drumlin, lui aussi natif du pays de l’Oncle Sam, phrase que n’aurons pas oublié de noter les mauvaises langues, et à juste titre sans doute. Contact, le film, « américanise » à l’excès un roman qui veille sans cesse, au fil des pages, à s’affranchir de tout nombrilisme idéologique. Autant de chapitres sont consacrés au Consortium mondial de la machine, sorte d’organe des Nations unies voué au déchiffrage du message et à l’exploitation de ses données, qu’au seul cas d’Ellie Arroway. Dès réception du message, avant même l’épisode de l’extrait vidéo montrant Hitler en 1936 ou celui de la découverte des plans de la machine enfouis dans la troisième couche du palimpseste, le vice-secrétaire à la Défense, Mickael Kitz (interprété dans le film par James Wood, ô excellent choix, mais pas autant que de confier le rôle principal à une actrice que l’on aurait cru destinée à endosser le costume d’Ellie : Jodie Foster), Kitz tente immédiatement de militariser l’événement, rencontrant une forte opposition chez Ellie comme chez tous les membres du projet Argus. Sa raison ? N’avoir pas envie de voir une arme extraterrestre, potentiellement destructrice, tomber entre les mains de n’importe qui – sans se douter que « n’importe qui » pourrait tout aussi bien désigner les Américains, du point de vue de toutes les autres nations du monde. La construction de la machine elle-même est soumise à des obligations internationales, considérant son coût hallucinant (plus de mille milliards de dollars) que seules les plus grandes nations réunies peuvent supporter. Sur les deux exemplaires édifiés, un l’est aux USA et l’autre en Union soviétique ; le troisième, bâti en secret par Hadden, se trouve au Japon. On fait difficilement plus cosmopolite.

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Peu importe le contenu du message, puisque celui-ci, simplement en tant que message, change profondément la face du monde – en révélant aux terriens qu’ils ne sont pas seuls dans un Univers bouillonnant d’intelligence, et plus pragmatiquement encore en transformant l’activité industrielle terrestre grâce à l’assemblage de la machine qui occasionne la fabrication de nouvelles usines, dans le but de produire des pièces encore inconnues. Le bond technologique pour nous, humains, en cas de réception de pareils plans extraterrestres, d’un niveau scientifique nécessairement très supérieur, serait tout bonnement impossible à quantifier, et ses effets positifs pourraient s’avérer, pour le moins, fabuleux. Ils modifieraient la face du monde, dans tous les sens du terme.

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Dans un film daté de 1952, Red Planet Mars, avec lequel Contact entretient de curieux – mais lointains – liens de parenté, le réalisateur Harry Horner, sur un scénario de John L. Balderstone et Anthony Veiller, s’appuie sur la réception d’un tel message extraterrestre, mais venu de plus près : Mars – la planète rouge, l’astre qui a tenu le haut du pavé du cinéma de science-fiction des années cinquante, parce que ceux-ci étaient souvent portés sur la lutte anticommuniste, et parce que celle-ci, de planète, symbolisait alors l’ennemi soviétique, par sa couleur (rouge) comme par son nom (Mars = Marx). Les personnages sont extrêmement codifiés – le scientifique, interprété par le futur patron de Mission : Impossible, Peter Graves ; sa femme, dévote et prosélyte, qui tente d’empêcher son mari d’entrer en contact avec les habitants d’une planète « qui a toujours symbolisé la guerre » (la preuve : le dieu Mars des Romains n’est autre que l’Arès des Grecs, dieu de la guerre dans les deux civilisations) ; et les Soviétiques, volontiers génocidaires (ils organisent l’extermination d’une communauté chrétienne en pleine reformation dans leur pays) et impérialistes, dont l’objectif est de conquérir l’Occident avec les pires intentions. L’environnement du film rappelle les autres séries B du même type produites entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’avènement d’une science-fiction plus friquée : quelques appareils en carton pâte, des écrans qui font « bip bip », des radars et des télescopes, deux pauvres photos de la planète Mars avec ses fameux canaux, et surtout une intrigue enfermée entre quatre murs, bureaux ou laboratoires. Mais ce film ahurissant dévide un scénario constamment surprenant, rythmé par des séquences effarantes, et se concluant sur un épilogue franchement culotté. Sans révéler les arcanes de l’intrigue, disons seulement que le message venu d’ailleurs indique aux terriens que les martiens vivent 300 ans et possèdent une source d’énergie infinie, ce qui provoque, sur notre bon vieux bout de sol, d’immenses grèves (si l’on vit 300 ans, faudra-t-il en travailler 270 au moins ?) et des récessions économiques ici ou là (avec une énergie infinie, on peut dire adieu au pétrole ou au charbon qui stimulent nos marchés boursiers). Un extrait de ces communications cite-t-il le sermon sur la montagne de la Bible ? Voilà les orthodoxes qui se réveillent en Union soviétique, déterrent des objets de culte, renversent le pouvoir politique en place et installent un patriarche à la tête de l’empire ! Celui-ci retrouvant immédiatement la paix, suspendue en 1917 par les Bolchéviques (Red Planet Mars, ne l’oublions pas, est un film américain pur jus), au grand bonheur des USA qui gagnent, par forfait, contre leur principal ennemi.

Par un hasard qui n’en est peut-être pas tout à fait un, le sermon sur la montagne, prononcé par Jésus lui-même à destination de ses disciples, est aussi le passage auquel Ellie Arroway fait référence lorsqu’elle déclare, face à l’aveugle croyance de Palmer Joss et de Billy Jo Rankin, que les Saintes écritures peuvent contenir de belles choses – ceci afin de mieux réfuter la réalité de la Bible en appuyant sa beauté poétique ponctuelle, et la renvoyer à sa nature d’artifice créé par l’homme. Le sermon sur la montagne est celui où Jésus encourage, entre autres choses, à tendre l’autre joue et à pardonner. Le message que nous livre Contact – cet autre sermon, non plus religieux mais scientifique (ou naturaliste ? ou panthéiste ?) – est tout aussi plein de tolérance, de bonté et de miséricorde. L’on y voit un biologiste laisser vivre une chenille en affirmant qu’il est « difficile de tuer une créature qui vous a laissé voir sa conscience ». L’on y suit une femme qui, à force d’étudier l’Univers, est passée à côté de son message premier : « Pour les insignifiantes créatures que nous sommes, la vastitude n’est supportable qu’à l’aide de l’amour ». Et l’on peut y lire l’expression d’un panthéisme sublime qui rend à la Nature la place qu’elle mérite depuis toujours : « Nous avons tous soif d’émerveillement. C’est une qualité profondément humaine. Science et religion sont toutes deux liées à l’émerveillement. Ce que je veux dire, c’est que vous n’avez pas besoin d’inventer des histoires, vous n’avez pas besoin d’exagérer. Il y a suffisamment de merveilles et de terreurs dans le monde réel. Lorsqu’il s’agit de fabriquer des merveilles, la nature s’avère bien meilleure que nous ne le sommes. »

Eric Nuevo

Le ciel peut-il lui tomber sur la tête ?

Skyfall est l’histoire d’une résurrection : accidentellement touché par une jeune collègue du MI6 en mission, considéré comme mort par ses supérieurs, James Bond se la coule douce quelque part sur une île paradisiaque où il s’adonne à tous les vices, dans l’ombre de sa propre disparition. Son retour l’identifie au phénix – mais un phénix infirme et un peu trop porté sur l’alcool, incapable de tenir son arme sans trembler comme un vieillard. Mais le tournage de ce vingt-troisième James Bond marque aussi la résurrection d’un studio, la MGM ayant dû interrompre la production du film pendant plusieurs mois, en 2010, à cause d’une dette abyssale. L’imbroglio financier qui s’ensuivit étant digne d’un scénario d’espionnage à la Ian Fleming, on évitera de trop s’y attarder ; on retiendra simplement que ce Bond signale à la fois le grand retour de la franchise et le sauvetage de la célèbre firme hollywoodienne. Le timing est on ne peut plus symbolique : 2012 est précisément l’année du cinquantenaire de la sortie de James Bond contre Dr. No, dans lequel Sean Connery endossa, le premier, le costume du charismatique espion britannique.

Au rayon des nouveautés, on notera que le studio a confié, pour la première fois de son histoire, les rênes d’un opus de la saga à un réalisateur oscarisé – Sam Mendes ayant remporté la fameuse statuette pour American Beauty en 2000. Difficile d’imaginer le réalisateur de Jarhead et des Sentiers de la perdition aux commandes d’une grosse production comme celle-ci. Et pourtant, Mendes s’en sort plus qu’avec les honneurs, tant il a su donner à James Bond une couleur nouvelle tout en préservant le cahier des charges imposé, à savoir un personnage principal toujours impeccable, un scénario alambiqué tournoyant autour d’enjeux politiques, un méchant original et des scènes d’action bourrées de testostérone. Aidé par le chef opérateur des frères Coen et du récent Time Out, Roger Deakins, Mendes est parvenu à transformer une franchise plutôt caractérisée par sa vigueur narrative en chef-d’œuvre esthétique, en même temps qu’il a offert au personnage de Bond un retour en arrière en forme de pensum mémoriel. Casino Royale et Quantum of Solace avaient déjà commencé à opérer ce virage vers l’esthétisme (notamment avec la sublime séquence de l’opéra de Puccini dans ce dernier), Mendes a simplement entériné, de fait, l’appartenance des James Bond au domaine des réussites critiques. Et au vu des performances désastreuses de Pierce Brosnan dans les années 2000, il faut avouer que ce tournant n’était pas gagné d’avance.

En plus d’être visuellement très réussi, Skyfall propose un parfait mélange entre le Bond d’aujourd’hui et celui qu’il était encore hier, entre l’hommage aux classiques et la grosse machine commerciale destinée à tous les publics. Le scénario de Neal Purvis, Robert Wade et John Logan piétine joyeusement les convenances et les codes pour mieux, en réalité, renouer avec eux. On notera par exemple le retour de Q, dans la peau d’un petit génie de l’informatique (incarné par Ben Whishaw, le Grenouille du Parfum de Tom Tykwer), renouant avec la tradition des petits gadgets d’avant mission, mais en prenant soin de s’affranchir des usages antiques : à Bond qui l’interroge du regard, le jeune homme rétorque « Vous vous attendiez à quoi, un stylo qui explose ? On ne donne plus là-dedans. » Manière élégante de signifier que les temps ont changé. Ce qui n’empêchera pas l’histoire de bifurquer, plus tard, vers la rétroaction, lorsque Bond conduit une Aston Martin surgie tout droit des anciens films, tandis que le bon vieux thème de John Barry s’impose sur la bande sonore, avant de retrouver sa maison familiale au milieu de la lande écossaise. Ou comment lier la nostalgie du spectateur à l’introspection d’un personnage qui, en cinquante ans d’existence, n’avait jamais autant révélé de son intimité… psychologique, du moins.

Bond affrontant ses démons intérieurs ? Inédit, oui. Et vertigineux. Car tout Skyfall s’apparente à une lente spirale dirigée vers l’intérieur, sur laquelle surferait un spectateur stupéfait, astucieusement trompé par la clarté de l’image numérique ou le classicisme de la chanson titre interprétée par la Londonienne Adèle. Tant d’esbroufe visuelle et sonore, appuyée par d’époustouflantes scènes de poursuites, ferait presque oublier que l’essentiel de l’action de ce Bond se déroule dans Londres intra-muros où l’ennemi de Bond et de M lance plusieurs attaques au nez et à la barbe des services de sécurité, aidé par de faux policiers autant que par l’architecture labyrinthique de la cité. Cet ennemi – sans vouloir lever le voile sur les recoins du scénario – étant lui-même une créature de l’Angleterre, voilà celle-ci touchée dans son sein par sa propre engeance. Cette trahison se fait l’écho de la paranoïa contemporaine (qui se cache derrière ces hommes et femmes que vous croyez si bien connaître ?) mais rappelle surtout que chaque visage peut dissimuler un autre soi-même terrifiant, une seconde face secrète et sinistre, à l’image de Silva (Javier Bardem) retirant sa prothèse pour révéler une peau flasque et caoutchouteuse.

Si ce n’était pour le caractère ambigu du vilain, ce Bond numéro vingt-trois atteindrait les dernières marches sur l’escalier de la perfection. Mais Silva est tour à tour trop extravagant, trop sérieux, trop ridicule pour qu’on sache réellement sur quel pied danser avec lui – notamment dans la séquence de sa première rencontre avec Bond, dans laquelle l’homosexualité sous-jacente du méchant vient percuter violemment la virilité affichée de l’espion britannique, célèbre pour ses galipettes avec les Jambes Bond Girls de tous pays. Cette séquence est drôle, certes. Néanmoins, elle confond nuances de caractère avec gros sabots psychologiques, et Silva ne parviendra jamais tout à fait à se débarrasser du doute instillé dans l’esprit du spectateur. On se rattrapera avec l’indiscutable élégance esthétique dans laquelle baigne cette aventure à la fois extérieure et intérieure, jusque dans l’inquiétante « orangéité » de la lande écossaise transformée, pour un instant, en décor de fin du monde, avant une conclusion qui oscille entre gravité et humour.

Eric Nuevo

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Réalisation : Sam Mendes
Interprétation : Daniel Craig, Javier Bardem, Berenice Marlohe, Judi Dench…
Distribution : Sony Pictures
Sortie le 26 octobre 2012

« Prometheus » de Ridley Scott : retour à Scottland

À l’origine de Prometheus, il y a une image : celle d’un squelette entrevu dans Alien, le 8e passager, par les membres d’équipage du Nostromo lors de leur passage par la planète LV-426. Ce géant ossifié, avachi dans le siège immense de son poste d’observation, l’abdomen percé par un xénomorphe, semblait être le prolongement esthétique d’un vaisseau aux courbes très organiques. Ridley Scott avait regretté que le « Space Jokey » – ainsi fut-il baptisé – et que le cyclopéen vaisseau spatial qui l’environnait fussent oubliés une fois la créature mise en circulation ; nombre de questions restaient sans réponse, comme de savoir d’où provenait cet appareil, où il allait, et ce qui avait bien pu lui arriver. Prometheus se propose de répondre à ces interrogations en nous propulsant quelques quarante années avant le premier Alien, lorsque la Weyland Corporation, bien connue des aficionados de la saga, envoie sur la future planète Achéron une mission de reconnaissance financée à hauteur de mille milliards de dollars. Le but de la mission, caché aux membres d’équipage jusqu’au moment de leur réveil de stase, est révélé par les professeurs Shaw et Holloway (Noomi Rapace et Logan Marshall-Green) : la découverte d’une représentation de constellation, identique à travers plusieurs ères et chez plusieurs civilisations, semble valider la théorie de l’origine extraterrestre de la vie sur Terre. Weyland, un vieillard proche de la fin, s’est emparé de ce projet pensant que les deux scientifiques pourraient réellement aller à la rencontre des « Ingénieurs », le nom qu’ils donnent à cette mystérieuse intelligence dont l’Homme serait le descendant direct. Le vaisseau Prometheus est donc envoyé à l’autre bout de la galaxie, au terme d’un long voyage de plus de deux ans, afin de confirmer ou d’infirmer cette idée – pas si folle puisque l’origine extra-stellaire de la vie terrestre est une théorie en vogue chez les scientifiques, mais elle serait arrivée plus prosaïquement par le biais de comètes ; c’est là que l’inventivité de la science-fiction entre en jeu.

Averti qu’il s’agit là d’un prequel aux aventures terrifiantes du bestiau imaginé par H .R. Giger, le spectateur éprouve évidemment un malin plaisir à saisir toutes les références induites par le retour du fondateur de la saga à son genre – et à son film – de prédilection, depuis les échos scénaristiques jusqu’aux indices d’une progression vers le modèle que nous connaissons de la créature. Son œil scrute chaque événement à la loupe de l’empirisme. À de nombreux égards, Prometheus se rapproche d’ailleurs de son modèle Alien, à ceci près que la narration divergente interdit le body count traditionnel du genre institué par le 8e passager à l’époque – s’il y a des morts, leur disparition ne suit pas une logique de slasher. Autrement, tout, depuis l’esthétique très classique et classieuse jusqu’à l’instauration d’une atmosphère pleine de mystère et d’angoisse, rappelle l’autre. C’est la manière qu’a Ridley Scott de nous prévenir, dès les premiers instants, qu’il est bel et bien de retour dans son terrain de jeu préféré, celui de la créature qui l’a vu naître en tant que cinéaste reconnu : Prometheus, c’est un grand manège qui nous ramène à Scottland, nom que l’on pourrait donner à ce vaisseau circulaire qui fait l’enjeu de ce film. Au petit jeu des références, on pourrait souligner également que Scottland a quelque chose de l’hôtel Overlook de Shining, non seulement parce qu’on y rencontre des organismes maléfiques et des fantômes matérialisés, mais encore parce que l’ouverture du film de Scott rappelle fortement le « vol de Pazuzu » célèbre des premiers plans du chef-d’œuvre de Kubrick – un voyage aérien à travers un paysage étranger qui se conclut par l’apparition d’un immense vaisseau que l’on suit un instant.

Mais l’essentiel n’est pas dans la re-connaissance de codes et de symboles, qui feront le plaisir de ceux qui ne considèrent le cinéma qu’à travers la citation. Prometheus est bien plus qu’une réminiscence science-fictionnelle de Ridley Scott, qui n’avait plus approché le genre depuis Blade Runner : c’est d’abord une suite talentueuse et inventive, au moins sur la forme, avant d’être une révision ironique des psychologies cinématographiques du space opera horrifique, une galerie des curiosités doublée d’une réflexion sur l’épaisseur de la vie humaine. À ce titre, tous les défauts potentiels du film – rupture franche dans le scénario arrivé aux deux-tiers, maigreur psychologique des personnages, absence d’enjeux pragmatiques – peuvent aisément s’inverser dès lors que l’on entrevoit Prometheus non plus comme le véhicule du caractère d’une femme forte, Elizabeth Shaw, digne successeur (ou prédécesseur, comme on voudra) d’Ellen Ripley, matérialisée par l’énergique Noomi Rapace sortie de son rôle de hacker, mais du point de vue du véritable protagoniste principal, David, l’androïde en chef incarné par le remarquable Michael Fassbender.

Le film ne s’ouvre pas sur lui, mais Scott lui réserve néanmoins une place fondamentale dans les vingt premières minutes. Passée une scène d’ouverture impressionnante de beauté visuelle, la caméra planant au-dessus d’un paysage extraordinaire (en réalité les reliefs islandais mis en valeur par la technologie 3D) et une courte introduction mettant en scène Shaw et Holloway devant des peintures rupestres, tous les premiers instants du vaisseau financé par Weyland sont occupés par la présence magnétique de ce comédien, visiblement devenu indispensable à tous les genres cinématographiques. En regard des traditionnels androïdes d’Alien, David a une particularité : loin de n’être qu’un tas de boulons dédié à l’efficacité, il se veut très raffiné et distingué. Durant le long trajet qui mène l’équipage jusqu’au but de sa mission, David occupe son temps entre l’apprentissage des langues mortes les plus inextricables et le visionnage de films du patrimoine ; le temps d’une séquence, le voilà superposé à une scène de Lawrence d’Arabie où Peter O’Toole apprend à la cantonade comment éteindre une flamme avec ses doigts : « Il s’agit de ne pas faire attention à la douleur ». Ce collage est l’occasion de remarquer combien Scott a travaillé la ressemblance visuelle entre Fassbender et le Peter O’Toole du film de David Lean, ce même visage émacié, ces mêmes yeux profonds, ces mêmes cheveux blonds plaqués. Sans doute faut-il voir dans ce lien une admiration du droïde pour le caractère aventureux de Lawrence, son abnégation dans le dépassement de soi, jusqu’à la caricature du martyre. Ce n’est qu’ensuite, à l’approche de la planète, que les autres membres d’équipage quittent leur stase cryogénique afin d’intégrer la fiction fomentée – ou prolongée, à la suite de Weyland – par David.

Dans la logique de ces séquences, centrées autour de la découverte d’un personnage et d’un environnement, la première heure du film se déploie autour d’un principe exploratoire qui renvoie naturellement à Alien : visite des différentes parties du vaisseau, réveil de l’équipage, rencontre avec ses membres les plus importants, atterrissage sur la mystérieuse planète, exploration approfondie des installations artificielles, etc. En suivant un scénario peu versé dans l’originalité, Ridley Scott écarte la question de la nouveauté narrative pour se focaliser sur le travail formel et le soin apporté aux décors. Les longues scènes de visite du dôme, de la découverte de la salle au visage humain taillé ou du passage dans les galeries menant au vaisseau, confirment la proposition avancée par l’intrigant prologue : sous ses aspects de grande claque visuelle, Prometheus cherche moins à révolutionner le genre qu’à lui octroyer un nouvel environnement, une nouvelle épaisseur formelle. La technologie du XXIe siècle a permis un saut qualitatif dans la représentation et Scott utilise pleinement ces possibilités nouvelles, dans le prolongement d’un Avatar, très loin de la tentation potentielle de vouloir refaire un film « type » des années 70 pour s’assurer un succès. C’est pourquoi il ne faut pas chercher ici une volonté de faire évoluer la structure narrative du bon vieux classique de la S-F ; le film est plutôt l’affichage du goût immodéré de Scott pour l’inspiration visuelle. L’usage de la 3D n’a ainsi rien d’un hasard. Aussi curieux que cela puisse sembler, on pense de temps en temps, durant la projection de Prometheus, au merveilleux documentaire de Werner Herzog sur la grotte de Chauvet et ses peintures rupestres, La Grotte des rêves perdus – et pas seulement parce que Shaw et Holloway débutent le film par la mise au jour de dessins muraux. Cela, parce qu’on trouve chez Scott et Herzog la même volonté de donner de la profondeur à des environnements clos ou souterrains (grottes, petites pièces) et de jouer avec les signes de civilisations ancestrales (écritures, dessins, sculptures à déchiffrer), signes porteurs d’un message incomplet mais d’une importance capitale. Prometheus est quasiment plus un film d’exploration philosophique et philologique qu’une œuvre de science-fiction pure et dure.

Cette orientation risque de décevoir une partie du public et des critiques. Elle est évidente en particulier dans la gestion des personnages, pour la plupart purement mécaniques, voire caricaturaux (le scientifique à la coupe de punk qui se dit intéressé uniquement par l’argent, pâle réminiscence des deux techniciens syndicalistes du premier opus), et culmine à travers la faiblesse de Vickers, incarnée par Charlize Theron, qui fait seulement acte de présence. Il y a cependant une autre manière de voir les choses, une volonté consciente de produire des personnages qui ne soient que des enveloppes vidées de leur substance. Ces protagonistes de chair et d’os s’apparentent à ces figures holographiques que l’équipage observe avec circonspection dans les couloirs du dôme, extraits du passé de la planète, ou ces corps tirés des rêves de Shaw que David épie avec gourmandise, simples résurgences dénuées de dimensions. Ironiquement, Scott crée un parallèle entre nous, humains, dirigés par nos instincts et ambitions primaires, et eux, extraterrestres mutiques, dédiés à une impénétrable mission universelle, mais tous identiques. À distance, David observe l’entrechoc des formes de vie, stoïque, en toutes circonstances, tel l’arbitre du genre humain contre ses créateurs.

Pour son rôle, Fassbender dit s’être inspiré des réplicants de Blade Runner, et c’est évident lorsqu’on compare son interprétation à celles de ses camarades : tous les humains du film sonnent creux et paraissent subir les événements, quand seul le non-humain semble avoir un temps d’avance sur le tout le monde et une vraie capacité d’étonnement, à la façon de Rutger Hauer faisant son laïus sur les merveilles du Cosmos. C’est l’être artificiel qui, paradoxalement, semble vivre les choses plus intensément que les autres, parce qu’il a dépassé depuis longtemps le stade des questionnements philosophiques humains (voir sa discussion avec Holloway au sujet d’une potentielle rencontre avec le « Créateur »). Quelque part, le Prométhée du film, allègrement cité par Weyland dans une intervention holographique, c’est bien lui : la passerelle entre l’Homme et ses dieux. C’est surtout cela que raconte le film de Ridley Scott ; et ceux qui y chercheront absolument une cohérence mythologique avec le reste de la saga risquent de passer totalement à côté d’une œuvre excellente.

Eric Nuevo

Prometheus
Réalisation : Ridley Scott
Interprétation : Noomi Rapace, Michael Fassbender, Logan MArshall-Green, Charlize Theron…
Distribution : Twentieth Century Fox France
Sortie le 30 mai 2012

« Disparue » d’Heitor Dhalia : Amanda honorable

Quand Jill Parrish rentre de bon matin après une nuit de travail, sa sœur Molly a disparu. Ayant elle-même été la victime de rapt et de séquestration un an plus tôt, Jill est persuadée que sa sœur a été enlevée par le même homme. Face à une police incrédule et à l’indolent petit ami de Molly, Jill décide de mener seule l’enquête…

Cette Disparue aurait pu s’appeler La Disparition car c’est un film sans « e », ou plutôt sans « eux » : ceux qui font habituellement le sel d’un bon polar, ces personnages candides ou mystérieux, passionnants ou repoussants qui peuplent l’univers ultra codifié des serial killers et des kidnappings de jeunes femmes. « Eux », ce sont également les qualités qui offrent traditionnellement à un scénario son déroulé palpitant et ses étonnants rebondissements : la crédibilité, la force des caractères, le mobile infaillible. Mais « eux » sont tout bonnement absents de cette fiction instable, parce que c’est « elle » qui occupe le devant de la scène. Amanda Seyfried assujettit quasiment chaque plan à sa jeune et frêle personne. Cannibale de l’image et du récit, elle phagocyte complètement le sujet pour transformer une banale histoire de rapt en une réflexion exaltée sur le traumatisme psychologique et le combat psychologique qui s’ensuit. En conséquence, la « disparue » du titre n’est pas Molly, mais Jill elle-même : disparue aux yeux de tous ou presque, corps évanescent planant au-dessus des choses et des gens, le film relate sa lutte pour faire de nouveau partie intégrante de la société humaine.

Aussi paradoxale que cette remarque puisse paraître, il n’est pas surprenant, de la part du réalisateur brésilien Heitor Dhalia (auteur en 2009 du lunaire A Deriva avec Vincent Cassel et Camilla Belle), que sa Disparue passe totalement à côté de son sujet. Car il était naturel d’attendre plus de ce metteur en scène qu’une énième histoire de femme-enfant-courage essayant de sauver une compatriote d’un vilain tueur. Il suffit de quelques minutes pour se rendre compte que la partie thriller de son film repose sur des bases extrêmement bancales, en fait dès que Jill a croisé quelques-uns de ses partenaires d’enquête, autant de caractères parfaitement imbéciles, et dès que sa difficile recherche trouve d’invraisemblables solutions – car tout semble se dérouler un peu trop facilement pour elle. Le ridicule avec lequel le réalisateur amène le personnage du flic récemment muté, incarné par Wes Bentley, et potentiel suspect au bout de quinze secondes, prouve bien que l’intérêt réside ailleurs : dans la partie humaine du script, dans la délicate alchimie entre le corps de l’actrice et la psychologie du protagoniste.

Disparue est un film-véhicule voué à la seule personne de Jill, dont Amanda Seyfried est le moteur. La jeune comédienne d’origine allemande, vue récemment en richissime fille de bonne famille dans Time Out d’Andrew Niccol, joue pleinement de l’ambiguïté d’un visage-enfant posé sur un corps-femme pour composer un personnage situé entre deux âges et entre deux états. Kidnappée autrefois par un homme qui la séquestra dans un puits perdu en forêt, ayant réussi à s’échapper in extremis en blessant son agresseur, Jill se débat dans la contradiction de sa survie : puisqu’elle est bien vivante et que le suspect reste introuvable, personne ne la croit, tout doit nécessairement sortir de sa tête. Jill n’existe que dans le présent d’une vie hantée par le passée, elle passe l’essentiel de son temps à chercher son lieu de détention dans le vaste bois proche de Portland et s’inquiète à la moindre silhouette suspecte qui marche dans sa direction. À l’opposé, sa sœur Molly regarde vers l’avenir, puisqu’elle est dans la démarche de préparer un examen important. Dans ce film-véhicule, Jill ne scrute que le rétroviseur de sa vie et avance dans le noir le plus complet – à l’image de la séquence finale qui la voit rejoindre son ravisseur à la nuit tombée.

Récit d’une femme-enfant devenue femme-forte par nécessité psychologique, Disparue est plus à regarder comme un portrait d’Amanda Seyfried qu’autre chose. C’est d’autant plus vrai que l’actrice reconnaît être sujette à l’anxiété et aux attaques de panique, et que le déroulement de l’existence de son personnage pourrait aisément refléter son style de vie dans la réalité : le présent dominant l’avenir. Il faut certes être un admirateur de la comédienne pour se laisser envoûter par ce film. Mais gageons que ses détracteurs pourraient changer d’avis sur l’étendue de ses… avantages, lorsqu’ils la verront en star du porno dans son prochain long-métrage, Lovelace.

Eric Nuevo

Disparue (Gone)
Réalisation : Heitor Dhalia
Interprétation : Amanda Seyfried, Daniel Sunjata, Jennifer Carpenter, Wes Bentley…
Distribution : Metropolitan Filmexport
Sortie le 23 mai 2012