Chez les quatre filles du Dr. March, la guerre civile n’aura pas lieu

À propos des Quatre filles du docteur March (Little Women) de Louisa May Alcott

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Entre réalisme et bons sentiments, Alcott rédige avec Les Quatre filles du docteur March un traité moraliste sur l’amour comme seule protection contre la guerre qui fait rage à l’extérieur

Dans un épisode de la 3e saison de la série Friends, Rachel et Joey s’échangent leurs livres de chevet : elle se lance dans l’imaginaire de Shining et lui pénètre l’univers réaliste de Little Women. Deux classiques de la littérature américaine, mais dans des genres bien opposés – quoique. Terrifiant, Shining finit régulièrement dans le congélateur où Joey le cache pour n’avoir plus à subir ses effets inquiétants – c’est d’ailleurs là que Rachel le découvre. C’est le bouquin le plus flippant qu’il ait jamais lu. Mais, confronté aux aventures domestiques des quatre filles du docteur March, laissées seules à la maison avec leur mère pendant que le chapelain fait son office dans les rangs de l’Union pendant la guerre de Sécession, Joey se rend compte que l’horreur n’a pas nécessairement besoin de fantômes et de monstres pour s’exprimer. À peine a-t-il débuté le chapitre qui voit Beth tomber gravement malade que Little Women, mis sur un pied d’égalité avec le roman de Stephen King, file tout droit au congélateur. Il y a différentes sortes d’horreur.

La scène fait sourire tous ceux qui ont un jour lu Les Quatre filles du docteur March, et même ceux qui en connaissent seulement les grandes lignes. Un peu comme on connaît les grands classiques de la littérature mondiale quand bien même on ne les aurait jamais ouverts (les ouvrages qui entrent dans cette catégorie, je crois, sont très nombreux). La réputation du roman de Louisa May Alcott précède sa lecture aussi bien que l’éclair précède le tonnerre.

Dire qu’il s’agit d’un bouquin « gentillet » et « naïf » et « bienveillant » serait faire preuve d’euphémisme caractérisé. Quand on se lance dans pareil opus, et en anglais s’il vous plaît (dans la belle édition britannique de chez Collins Classics), on peut éprouver un mal fou à franchir la barre des premiers chapitres. Et pas à cause du texte en V.O., bien que certains termes, appartenant au passé, ne soient pas aisés à comprendre pour un angliciste lambda. Non, les difficultés naissent de la quantité de guimauve qu’il faut avaler en quelques heures, comme d’être ébloui par trop de soleil d’un seul coup d’œil.

C’est que la famille March est parfaite – un peu trop. Parfaite. Lisse, compassionnelle, empathique, généreuse et pieuse. Si chacune des sœurs possède son caractère, ses talents et même – oui ! – ses failles, toutes se révèlent adorables, soucieuses du bien des autres, altruistes jusqu’à la nausée. Tout mauvais comportement est étouffé dans l’œuf par l’effet d’une introspection morale immédiate : à la fin de chaque chapitre ou presque, les filles sont invitées à faire amende honorable pour leurs faits et gestes récents, et trouvent dans cet instant de pénitence autour de la cheminée, face à leur maman-confesseur, l’occasion d’expier leurs péchés (le plus souvent, une pensée indélicate, des désirs normatifs ou, dans le cas de Meg, l’aînée, une légère indisposition due au champagne après un bal aristocratique).

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Souvenons-nous de la genèse de cet étonnant roman : c’est à la demande de son éditeur Thomas Niles que Louisa May Alcott, en 1868, rédigea une douzaine de chapitres d’un livre explicitement destiné à un lectorat de jeunes filles. Lorsqu’elle envoyé lesdits chapitres à Niles, tous deux s’accordèrent à les trouver fades et ennuyeux. Mais le miracle advint en la personne de la nièce de l’éditeur qui, après les avoir dévorés, exprima son entière satisfaction ; plus tard, les jeunes filles auxquelles fut soumis le manuscrit complet réagirent de même, et le succès de Little Women fut aussi immédiat que retentissant, à la surprise de l’auteur comme de son éditeur. Trois mois après la publication du volume chez Robert Brothers, Alcott présenta à Niles le deuxième manuscrit, le 1er janvier 1869, contenant la suite directe des aventures des quatre filles, de leur mère et de la gouvernante Hannah. Depuis, les deux ouvrages sont généralement réunis en un seul volume.

Louisa May Alcott naît en Pennsylvanie, en 1832. Elle grandit dans le climat intellectuel enthousiasmant qui est celui de l’American Renaissance, une période littéraire théorisée par F.O. Matthiessen et comprenant, dans sa première expression, des œuvres publiées au milieu du XIXe siècle par Nathaniel Hawthorne, Herman Melville ou Walt Whitman. Son père Bronson Alcott est un autodidacte, philosophe de son état, pédagogue à ses heures ; il côtoie Henry David Thoreau et Ralph Waldo Emerson. Sa mère, Abigail May, est issue de l’establishment bostonien et transmet à sa fille par son féminisme résolu – un trait de caractère que la critique féministe américaine retrouvera évidemment dans Little Women, considérant le roman comme l’un des premiers modèles du genre. En outre, la famille May Alcott est tout à fait abolitionniste : Abigail se fait aider de ses filles pour organiser des ateliers d’alphabétisation destinés aux femmes noires.

En somme – on le comprend à travers ces brefs éléments biographiques – Little Women est un roman d’inspiration autobiographique. D’abord parce qu’il est ouvertement féministe, via le personnage de Jo surtout. Josephine, la deuxième de la fratrie après Meg, est aussi le plus garçon manqué de toutes les filles March, et celle qui refuse le mieux de se soumettre aux convenances d’une société essentiellement patriarcale. Selon elle, il n’y a rien que les hommes fassent que les femmes ne puissent pas faire également. Sa relation d’amitié avec Laurie, voisin des March et fils du riche M. Laurence, symbolise bien cette inversion générique : si le Joey de Friends confond Jo avec un garçon et Laurie avec une fille, c’est parce qu’Alcott a volontairement emberlificoté le lecteur en jouant sur les prénoms pour illustrer le caractère plus masculin de Jo et celui, plus féminin, de Laurie.

Ensuite, parce que l’abolitionnisme y trouve une place de choix, bien qu’indirecte, à travers le contexte de la guerre de Sécession : si le père March est absent, c’est parce qu’il accompagne les troupes unionistes et se bat (même si ce n’est pas physiquement) contre les sécessionnistes du Sud. Et s’il s’est élevé contre eux, et du côté des Nordistes, c’est pour assurer la sauvegarde de l’Union – volonté ô combien lincolnienne – mais aussi en faveur de la libération des esclaves.

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Enfin, parce que l’auteur s’est inspirée du caractère de ses propres sœurs – elles étaient quatre filles Alcott en tout, bien sûr – pour forger ses personnages. Anna est Meg, Lizzie (décédée à l’âge de 23 ans) est Beth, celle qui manque mourir à cause de la scarlatine, et May est Amy (l’anagramme est ici plus que lisible, n’est-ce pas ?). Quant à Jo la battante, Jo l’imprévisible qui travaille dur à contenir ses effusions, Jo la forte tête de la famille, elle est identifiée à Louisa May Alcott elle-même. Il n’était pas rare que les lecteurs, dans leur courrier, s’adressent à elle en tant que « Miss March » ou « Jo », et elle ne les corrigeait pas.

Le succès retentissant du livre peut s’expliquer par la manière dont le portrait des quatre filles permet aux lectrices de s’identifier aisément à l’une ou l’autre des sœurs, quelle que soit leur origine sociale ou leur identité ethnique. Dans cette période de forte immigration qui suivit la guerre civile américaine, chaque jeune femme, même venue de loin, pouvait se reconnaître dans la quête d’indépendance et le refus des conventions génériques traduits dans le roman. C’est une autre façon de dire que Louisa May Alcott a écrit, avec Little Women, un roman proprement universel – et, osons le dire, intemporel.

Surtout, il nous semble que l’ouvrage peut être lu de façon purement métaphorique. Dans le contexte de la guerre de Sécession, la notion d’Union nationale fait autorité sur tout le reste – Lincoln a décrété que c’était son premier objectif, bien avant l’émancipation des esclaves (du moins, dans un premier temps, jusqu’à la Proclamation d’émancipation du 1er janvier 1863). Et quelle meilleure structure donner à l’Union que celle de la cellule familiale elle-même ? Le bastion constitué par la fratrie March, avec la maman en guise d’autorité morale compétente, s’élève contre la barbarie de la guerre et les conservatismes incarnés par le Sud aussi bien, et avec autant d’efficacité, que ne le font les troupes unionistes sur les différents fronts. De sorte qu’à chaque fin de chapitre, quand arrive ce moment où l’une des filles confesse à sa mère sa mauvaise attitude du jour, il s’agit moins d’y voir une expression moralisatrice qu’une consolidation des vertus nationales, illustrées par les sœurs March.

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De fait, chaque sœur personnifie une vertu américaine indispensable en temps de guerre pour résister aux effets collatéraux du conflit et renforcer l’unité familiale comme on renforce les charpentes de la maison pour ne pas qu’elle s’écroule. Meg est tentée par un romantisme fantasmé mais parvient quand il le faut à remettre les pieds sur terre. Jo se rebelle contre les préjugés et les traditions, mais elle sait aussi pardonner quand c’est nécessaire – comme elle pardonne à sa sœur Amy après que celle-ci a détruit son manuscrit. Beth parvient, à force d’abnégation, à dépasser sa timidité maladive, à tel point qu’à son retour, leur père ne reconnaît plus la jeune fille fragile qu’il a laissée un an plus tôt. Quant à Amy, la petite peste, elle arrive tant bien que mal à juguler son égoïsme pour mieux donner aux autres. Chacune d’elle fait tour à tour preuve de réalisme (Meg), de tempérance (Jo), de courage (Beth) et d’altruisme (Amy), soit tout ce qu’il faut à l’Amérique pour se dresser contre la terreur. Et tout ça au sein d’une même maison qui doit absolument résister à la désagrégation ; car, comme le disait Lincoln dans un célèbre discours, « Une maison divisée contre elle-même ne peut tenir debout ». Pour qu’elle tienne le choc, il faut bien l’enthousiasme et la générosité de ces quatre espiègles gamines qu’Alcott a immortalisée. Certes dans un roman naïf et trop sucré, mais humain, tellement humain.

 Eric Nuevo

(Les illustrations sont tirées des films de George Cukor (1933) et de Gillian Armstrong (1994).)

« Contact » : l’Univers, ce beau gâchis d’espace

« Si nous étions seuls dans l’Univers, ce serait un beau gâchis d’espace »

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En 1985, la sortie d’un roman de science-fiction titré Contact chamboule gentiment quelques institutions. L’édition, tout d’abord, car son auteur aurait touché près de deux millions de dollars avant même d’avoir rédigé une ligne – l’avance la plus élevée jamais versée – de la part de la maison new-yorkaise Simon & Schuster. La littérature de science-fiction, ensuite, car Contact ne ressemble pas vraiment aux romans traditionnellement rattachés à un genre qui, globalement, ne brille pas par la qualité de son style. (Moi-même étant grand fan de science-fiction, je dois avouer que j’ai croisé peu de romanciers qui eussent une vraie « patte », en dehors de phénomènes ponctuels : Herbert George Wells, Jules Verne, René Barjavel, Robert Silverberg (je pense surtout à Gilgamesh, roi d’Uruk, qui n’appartient précisément pas au domaine de la S-F ; ou aux Monades urbaines, qui lui en est bel et bien, de la S-F), Clifford Simack, Ira Levin, ou plus récemment Alain Damasio – mais j’en oublie sans doute. Quant à Philip K. Dick, Isaac Asimov et Arthur C. Clarke, si leurs récits sont souvent parmi les meilleurs jamais écrits, leurs qualités intrinsèques tiennent surtout à leur inventivité et leur rythme narratif, et pas tellement à la profondeur du style.) Le dernier chamboulement concerne la science elle-même. Car s’il est plutôt commun de voir des scientifiques confirmés se servir de leur plume pour imaginer un futur délirant (Clarke, Asimov) ou plus réaliste (Stephen Baxter), rares sont ceux qui, jusque là, avaient aussi talentueusement mêlé science, croyance, fiction et émotion dans un même ouvrage. Le succès est au rendez-vous pour ce qui restera l’unique roman de son auteur : 1,7 millions de copies sont vendues dans les deux ans. Par un curieux retournement de situation, ce livre, qui fut initié en 1979 sous la forme d’un scénario, auquel la légende veut que Francis Ford Coppola ait participé, puis transformé en roman suite à la clôture du projet, sera adapté au cinéma en 1997 par Robert Zemeckis, un réalisateur que la science-fiction connaît bien (Retour vers le futur, est-il besoin de le rappeler ?).

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Il convient, en premier lieu, de présenter correctement ledit auteur. Astronome, astrophysicien et cosmologiste, professeur d’astronomie à l’université Cornell (État de New York), connu pour son agnosticisme « einsteinien » (il aimait à penser, à la manière panthéiste d’Albert Einstein et de Spinoza avant lui, que ce que nous appelons « Dieu » répond à l’assemblage de toutes les lois de la physique, assemblage suffisamment merveilleux en tant que tel pour n’avoir pas besoin d’être personnifié sous la forme d’un vieillard omnipotent – et caractériel – à barbe blanche) ainsi que pour son scepticisme vis-à-vis de ce qui touche au paranormal, Carl Sagan est l’homme d’un unique roman et d’une vingtaine d’ouvrages de vulgarisation scientifique, et le promoteur de la série documentaire Cosmos, inspirée de l’un de ses essais. Il est aussi le concepteur d’un concept que tout le monde connaît, même vaguement : le fameux « calendrier cosmique » qui englobe les 14 milliards d’années d’évolution de l’Univers en une seule année terrestre, à des fins de compréhension relative. Chaque jour de ce calendrier cyclopéen vaut environ 37,8 millions d’années, rien que ça. À une telle échelle, et si le Big Bang correspond à la première seconde de l’année, le système solaire et ses planètes se sont formés en septembre, les dinosaures se sont éteints le 30 décembre, et les premières cités de Mésopotamie se sont élevées approximativement 15 secondes avant minuit. La question de l’échelle de l’Univers n’est d’ailleurs pas anodine dans le parcours intellectuel du jeune Carl Sagan, qui relate cette anecdote sur sa première visite dans une bibliothèque, à l’âge de cinq ans : « J’entrai dans la bibliothèque et réclamai un livre à propos des étoiles… Et la réponse fut stupéfiante. Il s’avérait que le Soleil était une étoile, mais très proche. Les étoiles étaient des soleils, tellement éloignés qu’ils n’apparaissaient que sous la forme de petits points de lumière… L’échelle de l’univers s’ouvrit soudain à moi. C’était une sorte d’expérience religieuse. Il y avait, dans l’univers, de la magnificence, de la grandeur, des dimensions qui ne m’ont jamais quitté – au grand jamais. » (Carl Sagan : A Life, par Keay Davidson) La notion d’expérience religieuse à travers la science est essentielle chez lui et forme le nœud fondamental de son roman Contact. En tant qu’agnostique, il ne refusait certes pas l’émotion spirituelle, mais dans un sens plus vaste que celui, très dogmatique, auquel les thuriféraires aiment à la cantonner. Il expliquait volontiers que « (…) non seulement la science et la spiritualité ne sont pas incompatibles, mais la science est elle-même une source profonde de spiritualité. Lorsque nous considérons notre position dans une immensité faite d’années-lumière et dans le passage des ères, lorsque nous saisissons la complexité, la beauté et la subtilité de la vie, alors cet envol émotionnel, ce sens combiné de l’exaltation et de l’humilité, est certainement spirituel. » (cité dans The Cosmic Perspective, multiples auteurs, Boston, 2009)

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Dans le roman, le personnage d’Ellie Arroway est un prolongement des traits caractéristiques de Sagan, tels que l’on peut les percevoir au travers de ses écrits. En prenant à rebours le paradigme narratif propre à une majorité des récits de science-fiction, paradigme qui confie le rôle principal à l’événement ou à l’objet plutôt qu’aux protagonistes, ceux-ci étant relégués au rang de simples spectateurs ou de symboles psychologiques simples (un seul exemple : dans un roman, néanmoins très réussi, comme Rendez-vous avec Rama d’Arthur C. Clarke, toute notre attention est captée par la visite du cylindre extraterrestre aux dépens d’être humains qui ne sont plus que les vecteurs pouvant assouvir la curiosité du lecteur ; quant aux trois suites rédigées en collaboration avec Gentry Lee, les personnages n’y sont plus que d’infâmes et insupportables clichés ethnocentristes, prisonniers d’une colonie humaine qui ne respecte rien et tente de s’approprier les territoires des autres races exogènes présentes dans le cylindre), en prenant à rebours ce paradigme, donc, Sagan impose Ellie comme l’intérêt premier de son roman, le catalyseur de toutes nos émotions. Les premières dizaines de pages, consacrées à l’enfance puis la jeunesse de son héroïne, sont symptomatiques de sa volonté de traduire, par le biais de cette femme au caractère bien trempé, les complexités (scientifiques, spirituelles, métaphysiques, psychologiques) du Cosmos dans son entier, Ellie étant à la fois l’Alpha et l’Omega du récit. La fabrication supposée de son identité découle d’ailleurs de ce syncrétisme : Ellie comme Eleanor Roosevelt, épouse du président Franklin D. Roosevelt ; et Arroway comme phonétiquement proche d’Arouet (François Marie), le véritable nom de Voltaire. (Rappelons que Voltaire écrivit, entre autres récits, la nouvelle Micromégas dans laquelle un géant venu de Sirius se balade de planète en planète jusqu’à tomber sur les minuscules et philosophes terriens, offrant une leçon d’humilité pour le XVIIIe siècle et bien au-delà.)

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Le message et la machine, les deux pôles événementiels du roman, traduisent chez Ellie une recherche subjective de la spiritualité au sens où Sagan l’entend lorsqu’il parle d’« expérience religieuse ». La variété des objets astronomiques, l’immensité de l’Univers, l’infini des étoiles et des galaxies, la grandiloquence des distances stellaires, sont autant de phénomènes naturels qui concourent à une expérience du sacré, dont le corollaire terrestre serait la curiosité scientifique dont témoigne Ellie dès son plus jeune âge – lorsqu’elle bidouille une radio pour en comprendre le fonctionnement, avant, adulte, de travailler à l’amélioration des systèmes de détection des radiotélescopes. Une part importante du roman repose sur une dialectique conventionnelle opposant l’esprit scientifique – logique, rationnel et assoiffé de preuves concrètes – à l’esprit religieux – foi, croyance aveugle, obscurantisme – avec, en fond « sonore », la question de la présence divine dans le cosmos. Le message est-il une preuve de l’existence de Dieu – une voix venue du ciel – ou même de celle du Diable ? La prise de conscience d’une présence autre dans l’Univers nous isole-t-elle plus encore, ou nous élève-t-elle ? Mais en rognant progressivement les points problématiques de cette opposition, notamment via le personnage de Palmer Joss, pasteur, gourou, conseiller spirituel de la présidente des États-Unis et auteur à succès, qui trouve en Ellie une adversaire à la mesure de son insatiable soif de connaissances, Sagan brouille de plus en plus la frontière entre science et croyance. Le « retournement » final (les cinq passagers de la machine, après un voyage de 24 heures jusqu’au centre de la galaxie, découvrent que leur véhicule n’a jamais bougé au regard des spectateurs extérieurs, et que leur absence n’a duré qu’une vingtaine de minutes) place in fine Ellie dans la même position que Joss, dont elle aimait tant à dénigrer la croyance dénuée de fondements : sans preuves de son séjour dans la Gare Centrale de la galaxie (les bandes enregistrées sont toutes effacées, la machine n’a subi aucun dégât externe), prisonnière de son récit subjectif, dans lequel l’extraterrestre a pris la forme de son défunt père sur fond de décor de plage tropicale, la radioastronome comprend que certaines expériences ne sont pas scientifiquement prouvables, et qu’il faudrait, pour ses auditeurs, faire preuve de foi – une foi aveugle qui ne repose pas sur des faits – s’ils veulent partager celle-ci. Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’auteur n’ironise pas sur ce changement de position, sur le mode « rira bien qui rira le dernier » ; il fait d’un extraordinaire voyage dans les étoiles l’expérience spirituelle absolue. Dans le film, que Robert Zemeckis a mis en scène en 1997 avec Jodie Foster dans le rôle principal, Ellie, seule pour ce voyage interstellaire, se trouve sans voix face aux merveilles étalées devant ses yeux – un système constitué de plusieurs soleils, des anneaux cyclopéens de débris, une lumière emplissant le ciel –, jusqu’à murmurer pour elle-même : « Il aurait fallu envoyer un poète ».

Ellie Arroway est le vecteur de notre regard : c’est elle qui voit, qui nous transmet et nous décrit les choses vues. Entrouvrant une porte que Zemeckis franchira allègrement (et sans retenue) dans son adaptation, Sagan manipule son héroïne afin qu’elle devienne, à notre place, la spectatrice de l’irréductible beauté du cosmos. Il tend ainsi à nous rappeler que, dans la vastitude du vide spatial qui nous entoure, notre petite planète bleue est un objet fragile, minuscule, qu’il faut chérir et protéger en nous chérissant et en nous protégeant nous-mêmes. Dans un essai intitulé Pale Blue Dot : A Vision of the Human Future in Space, en 1994, Sagan s’appuie sur une photo prise par la sonde Voyager en 1990, réduisant la Terre à un infime point bleu pâle (« pale blue dot ») prisonnier d’un rayon de Soleil, pour gloser sur notre petitesse et, conséquemment, sur la nécessité de partager ce morceau de terrain qui est le nôtre : « La Terre est une toute petite scène dans une vaste arène cosmique (…) On a dit que l’astronomie incite à l’humilité et fortifie le caractère. Il n’y a peut-être pas de meilleure démonstration de la folie des idées humaines que cette lointaine image de notre monde minuscule. Pour moi, cela souligne notre responsabilité de cohabiter plus fraternellement les uns avec les autres, et de préserver et chérir le point bleu pâle, la seule maison que nous ayons jamais connue. »

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Le message venu de Vega, dans le roman, joue un peu, pour Ellie, le même rôle que cette photo prise par Voyager : il est une marque de la relativité de notre position dans l’Univers. Évidemment, depuis maintenant quelques dizaines d’années, il est devenu difficile de prétendre le contraire – que le cosmos n’est qu’un décor peint malicieusement par un quelconque dieu, et que nos sondes s’écraseront forcément un jour contre le carton pâte, à la façon du bateau de Truman qui déchire le mur à la fin du Truman Show de Peter Weir. Mais la présence d’autrui, dans l’immensité, nous rappelle sévèrement à nos obligations : quelqu’un nous regarde, et peut-être, et certainement, nous juge. Le message des étoiles doit nécessairement provoquer un changement en nous, et pour nous. Son contenu n’est finalement pas si important : il aboutit certes à la construction d’une machine, mais celle-ci n’a pas fonctionné au regard des six milliards d’êtres humains qui n’en étaient pas les passagers. Le message compte moins que sa transmission, que le simple fait d’avoir été envoyé. Pour reprendre une formule célèbre du philosophe et sociologue Marshall McLuhan, « le médium est le message » : « (…) en réalité et en pratique, le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un médium sur l’individu ou la société dépendent du changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie. » (dans Pour comprendre les médias)

Si, dans son adaptation, Zemeckis « résume » la riche intrigue de Carl Sagan au seul personnage d’Ellie Arroway, en simplifiant par ailleurs certaines de ses contradictions et en finissant par la lier indissolublement à Palmer Joss, son amant d’un instant, et s’il en entortille l’univers narratif autour de sa seule existence (le film s’ouvre sur un travelling cosmique, partant de la planète Terre et traversant les distances interstellaires, jusqu’à ressortir de l’œil d’Ellie enfant – mouvement vertigineux et artificiel auquel l’expérience astronomique d’Ellie adulte fera écho, avec sa plage virtuelle et l’image fantomatique de son père), il choisit ce faisant de laisser de côté l’aspect universaliste du roman, toutes ces tractations internationales qui aboutissent à la fabrication conjointe de la machine. Un seul exemple : là où, dans le livre, cinq personnes peuvent être accueillies dans l’appareil extraterrestre, représentant cinq nations de la planète à égalité, donc cinq ethnies différentes (USA, Union soviétique, Inde, Chine, Nigéria), le film réserve ce droit à Ellie – « Ils veulent toujours faire partir une Américaine » lui glisse l’excentrique Hadden après le décès du candidat numéro un, David Drumlin, lui aussi natif du pays de l’Oncle Sam, phrase que n’aurons pas oublié de noter les mauvaises langues, et à juste titre sans doute. Contact, le film, « américanise » à l’excès un roman qui veille sans cesse, au fil des pages, à s’affranchir de tout nombrilisme idéologique. Autant de chapitres sont consacrés au Consortium mondial de la machine, sorte d’organe des Nations unies voué au déchiffrage du message et à l’exploitation de ses données, qu’au seul cas d’Ellie Arroway. Dès réception du message, avant même l’épisode de l’extrait vidéo montrant Hitler en 1936 ou celui de la découverte des plans de la machine enfouis dans la troisième couche du palimpseste, le vice-secrétaire à la Défense, Mickael Kitz (interprété dans le film par James Wood, ô excellent choix, mais pas autant que de confier le rôle principal à une actrice que l’on aurait cru destinée à endosser le costume d’Ellie : Jodie Foster), Kitz tente immédiatement de militariser l’événement, rencontrant une forte opposition chez Ellie comme chez tous les membres du projet Argus. Sa raison ? N’avoir pas envie de voir une arme extraterrestre, potentiellement destructrice, tomber entre les mains de n’importe qui – sans se douter que « n’importe qui » pourrait tout aussi bien désigner les Américains, du point de vue de toutes les autres nations du monde. La construction de la machine elle-même est soumise à des obligations internationales, considérant son coût hallucinant (plus de mille milliards de dollars) que seules les plus grandes nations réunies peuvent supporter. Sur les deux exemplaires édifiés, un l’est aux USA et l’autre en Union soviétique ; le troisième, bâti en secret par Hadden, se trouve au Japon. On fait difficilement plus cosmopolite.

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Peu importe le contenu du message, puisque celui-ci, simplement en tant que message, change profondément la face du monde – en révélant aux terriens qu’ils ne sont pas seuls dans un Univers bouillonnant d’intelligence, et plus pragmatiquement encore en transformant l’activité industrielle terrestre grâce à l’assemblage de la machine qui occasionne la fabrication de nouvelles usines, dans le but de produire des pièces encore inconnues. Le bond technologique pour nous, humains, en cas de réception de pareils plans extraterrestres, d’un niveau scientifique nécessairement très supérieur, serait tout bonnement impossible à quantifier, et ses effets positifs pourraient s’avérer, pour le moins, fabuleux. Ils modifieraient la face du monde, dans tous les sens du terme.

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Dans un film daté de 1952, Red Planet Mars, avec lequel Contact entretient de curieux – mais lointains – liens de parenté, le réalisateur Harry Horner, sur un scénario de John L. Balderstone et Anthony Veiller, s’appuie sur la réception d’un tel message extraterrestre, mais venu de plus près : Mars – la planète rouge, l’astre qui a tenu le haut du pavé du cinéma de science-fiction des années cinquante, parce que ceux-ci étaient souvent portés sur la lutte anticommuniste, et parce que celle-ci, de planète, symbolisait alors l’ennemi soviétique, par sa couleur (rouge) comme par son nom (Mars = Marx). Les personnages sont extrêmement codifiés – le scientifique, interprété par le futur patron de Mission : Impossible, Peter Graves ; sa femme, dévote et prosélyte, qui tente d’empêcher son mari d’entrer en contact avec les habitants d’une planète « qui a toujours symbolisé la guerre » (la preuve : le dieu Mars des Romains n’est autre que l’Arès des Grecs, dieu de la guerre dans les deux civilisations) ; et les Soviétiques, volontiers génocidaires (ils organisent l’extermination d’une communauté chrétienne en pleine reformation dans leur pays) et impérialistes, dont l’objectif est de conquérir l’Occident avec les pires intentions. L’environnement du film rappelle les autres séries B du même type produites entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’avènement d’une science-fiction plus friquée : quelques appareils en carton pâte, des écrans qui font « bip bip », des radars et des télescopes, deux pauvres photos de la planète Mars avec ses fameux canaux, et surtout une intrigue enfermée entre quatre murs, bureaux ou laboratoires. Mais ce film ahurissant dévide un scénario constamment surprenant, rythmé par des séquences effarantes, et se concluant sur un épilogue franchement culotté. Sans révéler les arcanes de l’intrigue, disons seulement que le message venu d’ailleurs indique aux terriens que les martiens vivent 300 ans et possèdent une source d’énergie infinie, ce qui provoque, sur notre bon vieux bout de sol, d’immenses grèves (si l’on vit 300 ans, faudra-t-il en travailler 270 au moins ?) et des récessions économiques ici ou là (avec une énergie infinie, on peut dire adieu au pétrole ou au charbon qui stimulent nos marchés boursiers). Un extrait de ces communications cite-t-il le sermon sur la montagne de la Bible ? Voilà les orthodoxes qui se réveillent en Union soviétique, déterrent des objets de culte, renversent le pouvoir politique en place et installent un patriarche à la tête de l’empire ! Celui-ci retrouvant immédiatement la paix, suspendue en 1917 par les Bolchéviques (Red Planet Mars, ne l’oublions pas, est un film américain pur jus), au grand bonheur des USA qui gagnent, par forfait, contre leur principal ennemi.

Par un hasard qui n’en est peut-être pas tout à fait un, le sermon sur la montagne, prononcé par Jésus lui-même à destination de ses disciples, est aussi le passage auquel Ellie Arroway fait référence lorsqu’elle déclare, face à l’aveugle croyance de Palmer Joss et de Billy Jo Rankin, que les Saintes écritures peuvent contenir de belles choses – ceci afin de mieux réfuter la réalité de la Bible en appuyant sa beauté poétique ponctuelle, et la renvoyer à sa nature d’artifice créé par l’homme. Le sermon sur la montagne est celui où Jésus encourage, entre autres choses, à tendre l’autre joue et à pardonner. Le message que nous livre Contact – cet autre sermon, non plus religieux mais scientifique (ou naturaliste ? ou panthéiste ?) – est tout aussi plein de tolérance, de bonté et de miséricorde. L’on y voit un biologiste laisser vivre une chenille en affirmant qu’il est « difficile de tuer une créature qui vous a laissé voir sa conscience ». L’on y suit une femme qui, à force d’étudier l’Univers, est passée à côté de son message premier : « Pour les insignifiantes créatures que nous sommes, la vastitude n’est supportable qu’à l’aide de l’amour ». Et l’on peut y lire l’expression d’un panthéisme sublime qui rend à la Nature la place qu’elle mérite depuis toujours : « Nous avons tous soif d’émerveillement. C’est une qualité profondément humaine. Science et religion sont toutes deux liées à l’émerveillement. Ce que je veux dire, c’est que vous n’avez pas besoin d’inventer des histoires, vous n’avez pas besoin d’exagérer. Il y a suffisamment de merveilles et de terreurs dans le monde réel. Lorsqu’il s’agit de fabriquer des merveilles, la nature s’avère bien meilleure que nous ne le sommes. »

Eric Nuevo

Rachel Weisz : l’importance d’être constante

Rachel Weisz

Son nom se prononce « Vice », comme dans « Miami Vice », mais elle est tout le contraire du vice. Rachel Weisz personnifie l’élégance et l’intelligence de sa naissance britannique, elle que l’on a très tôt surnommée la Rose anglaise d’après cette fleur typique des jardins anglo-saxons. Et bien que l’expression populaire stipule qu’il n’existe pas de rose sans épines, il semblerait bien que cette plante-ci échappe à la règle. S’il fallait dresser son portrait exactement inversé, on décrirait, par ironie, la personnalité de Blanche DuBois, le personnage d’Un tramway nommé désir qu’elle a incarné en 2009 au théâtre, d’après Tennessee Williams, et qui lui a valu le prix Laurence-Olivier : la nymphomane aux allures de bourgeoise factice, prête à se rouler dans la fange avec le premier venu, fascinée par le machisme de Stanley Kowalski, est à Rachel ce que le reflet du miroir est à celui qui s’y regarde. Le secret de cette teneur mystique, presque surnaturelle, tient à ce que l’héroïne de The Fountain est aussi intemporelle que son modèle cinématographique. « Il y a un tas d’actrices contemporaines que j’admire, déclare-t-elle. Mais je n’envie la carrière d’aucune comédienne ayant fait uniquement des films en couleurs… Je ne me sens pas moderne pour un sou. » (1) Tant mieux, car la modernité est assassine : elle englue les êtres dans leur contemporanéité comme des mouches sur une toile d’araignée. Ainsi, lorsqu’elle incarne Hypatie, la mathématicienne et astronome grecque, pour l’Agora d’Alejandro Amenabar (2009), elle voue en même temps son corps à la torture – Hypatie fut lapidée et découpée en morceaux – et son âme à la postérité.

Née le 7 mars 1970 à Londres, Rachel est fille d’un inventeur hongrois et d’une psychanalyste autrichienne ayant fui le nazisme. Cette origine est-européenne lui confère, outre un patronyme très marqué par la langue magyar, une pincée d’exotisme qui doit sembler, pour les Britanniques, aussi doucereux que l’est son léger accent anglais pour les Américains. Durant ses études à Cambridge, elle monte la troupe des Talking Tongues avec des camarades et se lance sur les planches – Slight Possession, sa première performance, lui rapporte une récompense au festival d’Edimbourg. C’est le point de départ d’une carrière parmi les plus florissantes et les plus étonnantes des actrices de sa génération, faite de refus – elle rejette une proposition de tourner dans Le Roi David avec Richard Gere, cédant à l’injonction de ses parents de terminer d’abord ses études – et de choix judicieux, voire audacieux. Un petit rôle dans Death Machine de Stephen Norrington (1994), un plus gros aux côtés de Keanu Reeves et Morgan Freeman dans Poursuite d’Andrew Davis (1996), une apparition dans Beauté volée de Bertolucci (1996), et la voilà bientôt propulsée en tête d’affiche dans la grosse production de Stephen Sommers, La Momie (1999), où le monde entier découvre une entêtée mais tout à fait charmante bibliothécaire spécialiste de l’histoire antique égyptienne. Cette lectrice amoureuse de Philip Roth et de Tobias Wolff avoue volontiers que son cœur « [la] porte plus spontanément vers des films d’auteur indépendants », mais cette propension à l’intellectualisme, qui en fait l’égérie des cinéphiles aussi bien que de la marque L’Oréal, ne l’empêche nullement d’alterner les budgets pharaoniques – Le Retour de la momie en 2001, Constantine en 2005 ou Jason Bourne : l’héritage en 2012 – et les productions plus intimistes. Voire plus personnelles, à l’instar de Sunshine (Istvan Szabo, 2000), fresque historique qui suit une famille hongroise dans laquelle l’actrice a pu trouver un certain attrait domestique, ou du premier long-métrage d’une jeune réalisatrice, The Whistleblower (Larysa Kondracki, 2010) qui l’envoie en Bosnie à la découverte d’un trafic sexuel.

The Constant Gardener, en 2005, a été le déclic. « Je ne m’étais jusque-là jamais sentie aussi libre sur un plateau au point, pour la première fois, d’oublier la caméra. » (2) Le film de Fernando Meirelles, qu’elle retrouvera en 2012 pour le médiocre 360, lui apporte à la fois un Oscar (celui du meilleur second rôle féminin) et cette légitimité qu’il lui manquait dans le métier. Impossible, désormais, de la confondre avec l’indécise héroïne de Design for Living, la pièce de Noël Coward qu’elle interpréta en 1994, ou avec le fantôme, invisible aux yeux de tous ou presque, qu’elle incarne dans Dream House (Jim Sheridan, 2011). Rachel Weisz n’est ni un spectre promis à l’évanouissement, ni une potiche dans laquelle se reflètent les egos mâles de ses partenaires. Sans elle, sans le regard profondément amoureux que lui porte Darren Aronofsky, The Fountain (2006) n’existerait pas – et le monde s’en porterait bien plus mal. Sans elle, My Blueberry Nights (Wong Kar-wai, 2007) serait à peine regardable, et tout, dans Lovely Bones (Peter Jackson, 2009), serait à jeter aux ordures. Et si les hommes se pâment devant elle – voyez The Deep Blue Sea de Terence Davies (2011) – et se battent pour elle, c’est qu’elle a définitivement moins de la rigidité un peu rustre des Hongrois, que de la délicatesse britannique et de cette élégance qui en fait, par sa mère, une véritable Weisz de Vienne.

Eric Nuevo

(1) The Observer, 16 octobre 2005
(2) L’Express, 20 septembre 2012.

Le ciel peut-il lui tomber sur la tête ?

Skyfall est l’histoire d’une résurrection : accidentellement touché par une jeune collègue du MI6 en mission, considéré comme mort par ses supérieurs, James Bond se la coule douce quelque part sur une île paradisiaque où il s’adonne à tous les vices, dans l’ombre de sa propre disparition. Son retour l’identifie au phénix – mais un phénix infirme et un peu trop porté sur l’alcool, incapable de tenir son arme sans trembler comme un vieillard. Mais le tournage de ce vingt-troisième James Bond marque aussi la résurrection d’un studio, la MGM ayant dû interrompre la production du film pendant plusieurs mois, en 2010, à cause d’une dette abyssale. L’imbroglio financier qui s’ensuivit étant digne d’un scénario d’espionnage à la Ian Fleming, on évitera de trop s’y attarder ; on retiendra simplement que ce Bond signale à la fois le grand retour de la franchise et le sauvetage de la célèbre firme hollywoodienne. Le timing est on ne peut plus symbolique : 2012 est précisément l’année du cinquantenaire de la sortie de James Bond contre Dr. No, dans lequel Sean Connery endossa, le premier, le costume du charismatique espion britannique.

Au rayon des nouveautés, on notera que le studio a confié, pour la première fois de son histoire, les rênes d’un opus de la saga à un réalisateur oscarisé – Sam Mendes ayant remporté la fameuse statuette pour American Beauty en 2000. Difficile d’imaginer le réalisateur de Jarhead et des Sentiers de la perdition aux commandes d’une grosse production comme celle-ci. Et pourtant, Mendes s’en sort plus qu’avec les honneurs, tant il a su donner à James Bond une couleur nouvelle tout en préservant le cahier des charges imposé, à savoir un personnage principal toujours impeccable, un scénario alambiqué tournoyant autour d’enjeux politiques, un méchant original et des scènes d’action bourrées de testostérone. Aidé par le chef opérateur des frères Coen et du récent Time Out, Roger Deakins, Mendes est parvenu à transformer une franchise plutôt caractérisée par sa vigueur narrative en chef-d’œuvre esthétique, en même temps qu’il a offert au personnage de Bond un retour en arrière en forme de pensum mémoriel. Casino Royale et Quantum of Solace avaient déjà commencé à opérer ce virage vers l’esthétisme (notamment avec la sublime séquence de l’opéra de Puccini dans ce dernier), Mendes a simplement entériné, de fait, l’appartenance des James Bond au domaine des réussites critiques. Et au vu des performances désastreuses de Pierce Brosnan dans les années 2000, il faut avouer que ce tournant n’était pas gagné d’avance.

En plus d’être visuellement très réussi, Skyfall propose un parfait mélange entre le Bond d’aujourd’hui et celui qu’il était encore hier, entre l’hommage aux classiques et la grosse machine commerciale destinée à tous les publics. Le scénario de Neal Purvis, Robert Wade et John Logan piétine joyeusement les convenances et les codes pour mieux, en réalité, renouer avec eux. On notera par exemple le retour de Q, dans la peau d’un petit génie de l’informatique (incarné par Ben Whishaw, le Grenouille du Parfum de Tom Tykwer), renouant avec la tradition des petits gadgets d’avant mission, mais en prenant soin de s’affranchir des usages antiques : à Bond qui l’interroge du regard, le jeune homme rétorque « Vous vous attendiez à quoi, un stylo qui explose ? On ne donne plus là-dedans. » Manière élégante de signifier que les temps ont changé. Ce qui n’empêchera pas l’histoire de bifurquer, plus tard, vers la rétroaction, lorsque Bond conduit une Aston Martin surgie tout droit des anciens films, tandis que le bon vieux thème de John Barry s’impose sur la bande sonore, avant de retrouver sa maison familiale au milieu de la lande écossaise. Ou comment lier la nostalgie du spectateur à l’introspection d’un personnage qui, en cinquante ans d’existence, n’avait jamais autant révélé de son intimité… psychologique, du moins.

Bond affrontant ses démons intérieurs ? Inédit, oui. Et vertigineux. Car tout Skyfall s’apparente à une lente spirale dirigée vers l’intérieur, sur laquelle surferait un spectateur stupéfait, astucieusement trompé par la clarté de l’image numérique ou le classicisme de la chanson titre interprétée par la Londonienne Adèle. Tant d’esbroufe visuelle et sonore, appuyée par d’époustouflantes scènes de poursuites, ferait presque oublier que l’essentiel de l’action de ce Bond se déroule dans Londres intra-muros où l’ennemi de Bond et de M lance plusieurs attaques au nez et à la barbe des services de sécurité, aidé par de faux policiers autant que par l’architecture labyrinthique de la cité. Cet ennemi – sans vouloir lever le voile sur les recoins du scénario – étant lui-même une créature de l’Angleterre, voilà celle-ci touchée dans son sein par sa propre engeance. Cette trahison se fait l’écho de la paranoïa contemporaine (qui se cache derrière ces hommes et femmes que vous croyez si bien connaître ?) mais rappelle surtout que chaque visage peut dissimuler un autre soi-même terrifiant, une seconde face secrète et sinistre, à l’image de Silva (Javier Bardem) retirant sa prothèse pour révéler une peau flasque et caoutchouteuse.

Si ce n’était pour le caractère ambigu du vilain, ce Bond numéro vingt-trois atteindrait les dernières marches sur l’escalier de la perfection. Mais Silva est tour à tour trop extravagant, trop sérieux, trop ridicule pour qu’on sache réellement sur quel pied danser avec lui – notamment dans la séquence de sa première rencontre avec Bond, dans laquelle l’homosexualité sous-jacente du méchant vient percuter violemment la virilité affichée de l’espion britannique, célèbre pour ses galipettes avec les Jambes Bond Girls de tous pays. Cette séquence est drôle, certes. Néanmoins, elle confond nuances de caractère avec gros sabots psychologiques, et Silva ne parviendra jamais tout à fait à se débarrasser du doute instillé dans l’esprit du spectateur. On se rattrapera avec l’indiscutable élégance esthétique dans laquelle baigne cette aventure à la fois extérieure et intérieure, jusque dans l’inquiétante « orangéité » de la lande écossaise transformée, pour un instant, en décor de fin du monde, avant une conclusion qui oscille entre gravité et humour.

Eric Nuevo

Skyfall
Réalisation : Sam Mendes
Interprétation : Daniel Craig, Javier Bardem, Berenice Marlohe, Judi Dench…
Distribution : Sony Pictures
Sortie le 26 octobre 2012

Lettre ouverte à Emily Blunt

Chère Emily, née Emily Olivia Leah Blunt,

Tu voudras bien m’excuser si je rédige cette lettre en français, mais l’anglais écrit n’est pas vraiment mon fort, et puis la langue de Molière et de Benjamin Castaldi me permettra de mieux exprimer ce que je ressens. Car j’éprouve de la colère, oui, une grande colère très éloignée du flegme britannique qui te caractérise. Mon ire s’est développée suite à la vision de ton dernier long-métrage, Des saumons dans le désert, une « chose » réalisée par Lasse Hallström. Même si j’ai pris sur moi de rester durant la totalité de la projection, ce fut un véritable calvaire que ce film. Passées les trente premières minutes laissées au bénéfice du doute, il est clairement apparu que Des saumons dans le désert est une guimauve poissonneuse qui n’est pas à ta hauteur

Je cherche le thon juste pour te tendre une perche, même si cette histoire de saumons, après tout, ce n’est pas la mer à boire. Je veux simplement que tu te méfies. Tu as toujours été la plus charmante parmi les jeunes actrices britanniques, loin, très loin devant celle qui ressemble à un squelette et qui jouait la potiche dans Pirates des Caraïbes, j’ai oublié son nom. Tu es aussi parmi les plus talentueuses – les plus malins de tes fans se souviennent de tes atouts exposés au grand jour dans My Summer of Love. Dans Le Diable s’habille en Prada, tu piquais définitivement la vedette à cette quiche d’Anne Hathaway, avec son sourire bovin à la Julia Roberts, même affublée de ce délicieux petit rhume qui permettait à la gourdasse déjà citée de faire je-ne-sais-plus-quoi à ta place pour obtenir les faveurs de l’insupportable Meryl Streep. Tu rayonnais aussi avec un petit rôle dans La Guerre selon Charlie Wilson et l’année suivante en haut de l’affiche dans Sunshine Cleaning, bien qu’il me faille avouer ici, au risque de te décevoir, que je garde une petite préférence tout de même pour Amy Adams, parce qu’elle est plus sémillante que toi. Tu noteras néanmoins qu’à elle, je n’écris pas de missive, preuve de mon attachement indubitable à ton égard.

J’estime que tes qualités ont réellement été révélées par ton incarnation de la reine Victoria dans le film de Jean-Marc Vallée. Tu y donnais la réplique à Rupert Friend et Paul Bettany. Tu te souviens ? Ah ! que le costume de souveraine t’allait bien ! Certes, ce n’était pas une œuvre majeure du cinéma, mais l’Histoire retiendra la délicate prestation de ta personne royale, un comble pour tous ceux qui espéraient un jour te voir sur le trône. Rien à voir, vraiment, avec l’elfe décatie qui joua Elizabeth dans un autre film dix ans plus tôt. Je crois que les longs-métrages historiques te vont bien, et je repense à Wolfman, à ta fragilité face au vilain loup-garou ; tu n’aimes pas beaucoup les hommes pleins de poils, visiblement, mais je suis sûr que nous ferons avec.

Mais voilà, malgré tout, je dois t’enguirlander. Tu vois, je comprenais tout à fait que Matt Damon ait envie de quitter sa destinée toute tracée uniquement pour être avec toi dans L’Agence, ce joli film incompris, rejeté de tous ces idiots qui ne voyaient pas à quel point tu étais brillante. J’aurais fait presque autant pour toi, sauf affronter les énormes miches en 3D de Jack Black dans l’affreux Gulliver. Cependant, tu commences à t’égarer. Tu ruines les espoirs que j’ai placés en toi. Les Voyages de Gulliver étaient un avertissement, pourtant : Emily, tu pourrais facilement te faire avoir et accepter de jouer dans des idioties juste pour faire plaisir à quelque ami ou mettre quelque sou de côté pour t’offrir un nouveau sac à main ou, qui sait, ce voyage dont tu rêvais tant pour venir me voir à Paris (préviens-moi alors, que je rase mes poils de loup-garou). Gulliver, c’était limite, même pour toi, même si tu étais jolie comme tout en princesse de royaume imaginaire. Et voilà que Des saumons dans le désert est franchement de trop. Comment tu as pu te laisser embarquer dans cette barque vouée au naufrage ? Autant monter dans un vieux Tupolev russe, tu serais certaine du crash !

Emily, si je t’écris, c’est pour t’intimer de te reprendre rapidement. Il faut tenter de remonter la rivière comme les saumons du film susdit. Quand je lis les pitchs de tes prochains longs, j’ai tout de même du mal à garder confiance : Your Sister’s Sister et The Five-Year Engagement n’ont pas exactement l’air de grands chefs-d’œuvre. Bref, j’ai peur pour toi, j’ai peur pour nous, car que deviendrons-nous si tu finis par tapiner dans des films nullissimes pour les idiots ? Sera-t-on obligé de travailler comme des gens normaux et de vivre dans cette affreuse ville de Londres ? Impossible. Je sais que ton nom, en anglais, veut dire « émoussé, mal taillé », mais est-ce une raison pour ne pas rester affûtée ? Alors, je t’en prie, au boulot, et applique-toi, que diable ! Et ne m’oblige pas à t’écrire moi-même un scénario, parce qu’il m’a déjà fallu une journée complète pour rédiger cette lettre sans avoir de migraine.

Meilleurs sentiments,

Ton admirateur,

E.N.

« Prometheus » de Ridley Scott : retour à Scottland

À l’origine de Prometheus, il y a une image : celle d’un squelette entrevu dans Alien, le 8e passager, par les membres d’équipage du Nostromo lors de leur passage par la planète LV-426. Ce géant ossifié, avachi dans le siège immense de son poste d’observation, l’abdomen percé par un xénomorphe, semblait être le prolongement esthétique d’un vaisseau aux courbes très organiques. Ridley Scott avait regretté que le « Space Jokey » – ainsi fut-il baptisé – et que le cyclopéen vaisseau spatial qui l’environnait fussent oubliés une fois la créature mise en circulation ; nombre de questions restaient sans réponse, comme de savoir d’où provenait cet appareil, où il allait, et ce qui avait bien pu lui arriver. Prometheus se propose de répondre à ces interrogations en nous propulsant quelques quarante années avant le premier Alien, lorsque la Weyland Corporation, bien connue des aficionados de la saga, envoie sur la future planète Achéron une mission de reconnaissance financée à hauteur de mille milliards de dollars. Le but de la mission, caché aux membres d’équipage jusqu’au moment de leur réveil de stase, est révélé par les professeurs Shaw et Holloway (Noomi Rapace et Logan Marshall-Green) : la découverte d’une représentation de constellation, identique à travers plusieurs ères et chez plusieurs civilisations, semble valider la théorie de l’origine extraterrestre de la vie sur Terre. Weyland, un vieillard proche de la fin, s’est emparé de ce projet pensant que les deux scientifiques pourraient réellement aller à la rencontre des « Ingénieurs », le nom qu’ils donnent à cette mystérieuse intelligence dont l’Homme serait le descendant direct. Le vaisseau Prometheus est donc envoyé à l’autre bout de la galaxie, au terme d’un long voyage de plus de deux ans, afin de confirmer ou d’infirmer cette idée – pas si folle puisque l’origine extra-stellaire de la vie terrestre est une théorie en vogue chez les scientifiques, mais elle serait arrivée plus prosaïquement par le biais de comètes ; c’est là que l’inventivité de la science-fiction entre en jeu.

Averti qu’il s’agit là d’un prequel aux aventures terrifiantes du bestiau imaginé par H .R. Giger, le spectateur éprouve évidemment un malin plaisir à saisir toutes les références induites par le retour du fondateur de la saga à son genre – et à son film – de prédilection, depuis les échos scénaristiques jusqu’aux indices d’une progression vers le modèle que nous connaissons de la créature. Son œil scrute chaque événement à la loupe de l’empirisme. À de nombreux égards, Prometheus se rapproche d’ailleurs de son modèle Alien, à ceci près que la narration divergente interdit le body count traditionnel du genre institué par le 8e passager à l’époque – s’il y a des morts, leur disparition ne suit pas une logique de slasher. Autrement, tout, depuis l’esthétique très classique et classieuse jusqu’à l’instauration d’une atmosphère pleine de mystère et d’angoisse, rappelle l’autre. C’est la manière qu’a Ridley Scott de nous prévenir, dès les premiers instants, qu’il est bel et bien de retour dans son terrain de jeu préféré, celui de la créature qui l’a vu naître en tant que cinéaste reconnu : Prometheus, c’est un grand manège qui nous ramène à Scottland, nom que l’on pourrait donner à ce vaisseau circulaire qui fait l’enjeu de ce film. Au petit jeu des références, on pourrait souligner également que Scottland a quelque chose de l’hôtel Overlook de Shining, non seulement parce qu’on y rencontre des organismes maléfiques et des fantômes matérialisés, mais encore parce que l’ouverture du film de Scott rappelle fortement le « vol de Pazuzu » célèbre des premiers plans du chef-d’œuvre de Kubrick – un voyage aérien à travers un paysage étranger qui se conclut par l’apparition d’un immense vaisseau que l’on suit un instant.

Mais l’essentiel n’est pas dans la re-connaissance de codes et de symboles, qui feront le plaisir de ceux qui ne considèrent le cinéma qu’à travers la citation. Prometheus est bien plus qu’une réminiscence science-fictionnelle de Ridley Scott, qui n’avait plus approché le genre depuis Blade Runner : c’est d’abord une suite talentueuse et inventive, au moins sur la forme, avant d’être une révision ironique des psychologies cinématographiques du space opera horrifique, une galerie des curiosités doublée d’une réflexion sur l’épaisseur de la vie humaine. À ce titre, tous les défauts potentiels du film – rupture franche dans le scénario arrivé aux deux-tiers, maigreur psychologique des personnages, absence d’enjeux pragmatiques – peuvent aisément s’inverser dès lors que l’on entrevoit Prometheus non plus comme le véhicule du caractère d’une femme forte, Elizabeth Shaw, digne successeur (ou prédécesseur, comme on voudra) d’Ellen Ripley, matérialisée par l’énergique Noomi Rapace sortie de son rôle de hacker, mais du point de vue du véritable protagoniste principal, David, l’androïde en chef incarné par le remarquable Michael Fassbender.

Le film ne s’ouvre pas sur lui, mais Scott lui réserve néanmoins une place fondamentale dans les vingt premières minutes. Passée une scène d’ouverture impressionnante de beauté visuelle, la caméra planant au-dessus d’un paysage extraordinaire (en réalité les reliefs islandais mis en valeur par la technologie 3D) et une courte introduction mettant en scène Shaw et Holloway devant des peintures rupestres, tous les premiers instants du vaisseau financé par Weyland sont occupés par la présence magnétique de ce comédien, visiblement devenu indispensable à tous les genres cinématographiques. En regard des traditionnels androïdes d’Alien, David a une particularité : loin de n’être qu’un tas de boulons dédié à l’efficacité, il se veut très raffiné et distingué. Durant le long trajet qui mène l’équipage jusqu’au but de sa mission, David occupe son temps entre l’apprentissage des langues mortes les plus inextricables et le visionnage de films du patrimoine ; le temps d’une séquence, le voilà superposé à une scène de Lawrence d’Arabie où Peter O’Toole apprend à la cantonade comment éteindre une flamme avec ses doigts : « Il s’agit de ne pas faire attention à la douleur ». Ce collage est l’occasion de remarquer combien Scott a travaillé la ressemblance visuelle entre Fassbender et le Peter O’Toole du film de David Lean, ce même visage émacié, ces mêmes yeux profonds, ces mêmes cheveux blonds plaqués. Sans doute faut-il voir dans ce lien une admiration du droïde pour le caractère aventureux de Lawrence, son abnégation dans le dépassement de soi, jusqu’à la caricature du martyre. Ce n’est qu’ensuite, à l’approche de la planète, que les autres membres d’équipage quittent leur stase cryogénique afin d’intégrer la fiction fomentée – ou prolongée, à la suite de Weyland – par David.

Dans la logique de ces séquences, centrées autour de la découverte d’un personnage et d’un environnement, la première heure du film se déploie autour d’un principe exploratoire qui renvoie naturellement à Alien : visite des différentes parties du vaisseau, réveil de l’équipage, rencontre avec ses membres les plus importants, atterrissage sur la mystérieuse planète, exploration approfondie des installations artificielles, etc. En suivant un scénario peu versé dans l’originalité, Ridley Scott écarte la question de la nouveauté narrative pour se focaliser sur le travail formel et le soin apporté aux décors. Les longues scènes de visite du dôme, de la découverte de la salle au visage humain taillé ou du passage dans les galeries menant au vaisseau, confirment la proposition avancée par l’intrigant prologue : sous ses aspects de grande claque visuelle, Prometheus cherche moins à révolutionner le genre qu’à lui octroyer un nouvel environnement, une nouvelle épaisseur formelle. La technologie du XXIe siècle a permis un saut qualitatif dans la représentation et Scott utilise pleinement ces possibilités nouvelles, dans le prolongement d’un Avatar, très loin de la tentation potentielle de vouloir refaire un film « type » des années 70 pour s’assurer un succès. C’est pourquoi il ne faut pas chercher ici une volonté de faire évoluer la structure narrative du bon vieux classique de la S-F ; le film est plutôt l’affichage du goût immodéré de Scott pour l’inspiration visuelle. L’usage de la 3D n’a ainsi rien d’un hasard. Aussi curieux que cela puisse sembler, on pense de temps en temps, durant la projection de Prometheus, au merveilleux documentaire de Werner Herzog sur la grotte de Chauvet et ses peintures rupestres, La Grotte des rêves perdus – et pas seulement parce que Shaw et Holloway débutent le film par la mise au jour de dessins muraux. Cela, parce qu’on trouve chez Scott et Herzog la même volonté de donner de la profondeur à des environnements clos ou souterrains (grottes, petites pièces) et de jouer avec les signes de civilisations ancestrales (écritures, dessins, sculptures à déchiffrer), signes porteurs d’un message incomplet mais d’une importance capitale. Prometheus est quasiment plus un film d’exploration philosophique et philologique qu’une œuvre de science-fiction pure et dure.

Cette orientation risque de décevoir une partie du public et des critiques. Elle est évidente en particulier dans la gestion des personnages, pour la plupart purement mécaniques, voire caricaturaux (le scientifique à la coupe de punk qui se dit intéressé uniquement par l’argent, pâle réminiscence des deux techniciens syndicalistes du premier opus), et culmine à travers la faiblesse de Vickers, incarnée par Charlize Theron, qui fait seulement acte de présence. Il y a cependant une autre manière de voir les choses, une volonté consciente de produire des personnages qui ne soient que des enveloppes vidées de leur substance. Ces protagonistes de chair et d’os s’apparentent à ces figures holographiques que l’équipage observe avec circonspection dans les couloirs du dôme, extraits du passé de la planète, ou ces corps tirés des rêves de Shaw que David épie avec gourmandise, simples résurgences dénuées de dimensions. Ironiquement, Scott crée un parallèle entre nous, humains, dirigés par nos instincts et ambitions primaires, et eux, extraterrestres mutiques, dédiés à une impénétrable mission universelle, mais tous identiques. À distance, David observe l’entrechoc des formes de vie, stoïque, en toutes circonstances, tel l’arbitre du genre humain contre ses créateurs.

Pour son rôle, Fassbender dit s’être inspiré des réplicants de Blade Runner, et c’est évident lorsqu’on compare son interprétation à celles de ses camarades : tous les humains du film sonnent creux et paraissent subir les événements, quand seul le non-humain semble avoir un temps d’avance sur le tout le monde et une vraie capacité d’étonnement, à la façon de Rutger Hauer faisant son laïus sur les merveilles du Cosmos. C’est l’être artificiel qui, paradoxalement, semble vivre les choses plus intensément que les autres, parce qu’il a dépassé depuis longtemps le stade des questionnements philosophiques humains (voir sa discussion avec Holloway au sujet d’une potentielle rencontre avec le « Créateur »). Quelque part, le Prométhée du film, allègrement cité par Weyland dans une intervention holographique, c’est bien lui : la passerelle entre l’Homme et ses dieux. C’est surtout cela que raconte le film de Ridley Scott ; et ceux qui y chercheront absolument une cohérence mythologique avec le reste de la saga risquent de passer totalement à côté d’une œuvre excellente.

Eric Nuevo

Prometheus
Réalisation : Ridley Scott
Interprétation : Noomi Rapace, Michael Fassbender, Logan MArshall-Green, Charlize Theron…
Distribution : Twentieth Century Fox France
Sortie le 30 mai 2012

Les yeux d’Amanda

Ce n’est pas seulement pour le plaisir du jeu de mots, mais elle a de beaux yeux en amande, Amanda. Ses sublimes et claires pupilles nourrissent l’innocence générale de son visage, quand bien même son physique avantageux a très tôt favorisé les rôles de garces au cinéma – chef de la bande des belles gourdes dans Lolita malgré moi, aux côtés de Rachel McAdams et Lindsay Lohan, call girl dans le remake américain de Nathalie, Chloe, par Atom Egoyan. Incarnation de la sensualité au cinéma, Amanda renvoie à ces actrices dont le charme apparent n’avait d’égale que la fragilité intérieure, et dont Marilyn Monroe fut la plus tragique représentante. Elle possède ce mélange de volupté et de candeur qui crée une délicieuse indistinction d’âge : est-elle adulte, est-elle enfant ? Moins pomponnée qu’aux premières de ses films, lorsque les paparazzi la criblent de flashes agressifs, elle a quelque chose de notre Mélanie Thierry nationale, ce regard légèrement perdu qui cache une connivence intime avec la beauté mystique, et mythique, des nymphes grecques. Ce n’est pourtant pas chez les Hellènes qu’il faut quêter ses lointaines origines, mais du côté des Allemands ; rien à voir, pour autant, avec le Siegfried de la légende germanique, bien qu’elle eût sans doute pu inspirer à Wagner une œuvre au moins aussi lyrique que son Ring.

Dans Disparue, son dernier film à l’affiche, mis en scène par Heitor Dhalia, Amanda se glisse dans la peau d’une jeune femme terrorisée, coincée entre l’innocence de l’adolescence et la maturité brutale qui découle d’une épreuve traumatique. Sa Jill Conway prend des cours de self defense et change de trottoir lorsqu’elle croise la route d’une silhouette suspecte. Sa crainte de l’agression confine à la démence – ou du moins à la dépression, son portable lui rappelant à intervalles réguliers de bien vouloir « sourire » – et pourtant, nous la découvrons, dans les premières images, en pleine déambulation solitaire dans une vaste et épaisse forêt, comme une résurgence géographique de son incarnation de Petit Chaperon Rouge moderne dans le film de Catherine Twilight Hardwicke. Sa démarche est angoissée, son regard est lointain, mais son corps nous dit tout autre chose : il nous rappelle que l’enveloppe humaine n’est que le véhicule d’une âme nécessairement torturée, tournée vers le passé plus que vers l’avenir. La preuve en images, puisque Jill, visitant les recoins du parc national à la recherche d’un souvenir, s’oppose à sa sœur Molly, celle-ci préparant consciencieusement un important examen scolaire. Il faut peut-être réfléchir à la façon dont Amanda conçoit sa propre carrière, en concentrant ses pensées sur le jour présent plutôt que sur des lendemains incertains – après tout, la fulgurance d’une carrière s’apparente au sublime de la beauté : toutes deux finissent par se faner. Ou peut-être faut-il chercher l’origine de Jill dans les propres démons de la comédienne, qui paraît-il souffre d’anxiété et d’attaques de panique.

Qu’elles sont loin les Amanda d’avant ! La bimbo richissime mais désabusée de Time Out, la copine, négligée, timide et portant lunettes, de Megan Fox dans Jennifer’s Body (la petite blonde a d’ailleurs rapidement fait oublier la grande brune sans talent), la sensuelle girlfriend de Chloe – toutes ont disparu, avalées par Disparue. Qu’elle a changé, la jeune fille qui, à onze ans, débutait comme modèle pour les publicités avant de démarrer une carrière au cinéma à quinze ! Lucidité et angoisse, volupté et friponnerie se sont évanouies à l’intérieur d’une femme-enfant nommée Jill, cet être constamment sur la brèche qui traverse, avec l’assurance physique et vocale d’une névrosée retenue, un scénario malingre, bancal et peu crédible. Les personnages qui l’entourent témoignent d’une psychologie si faible, si grotesque, qu’elle en sort progressivement renforcée, comme s’ils n’étaient que des mannequins caricaturaux qu’elle devait éliminer pour mieux s’imposer. Ce n’est pas un hasard si, dans un finale aussi bref que soudain, couronnement d’une nouvelle longue déambulation solitaire dans la forêt nocturne, Jill se débarrasse du vilain type qui l’empêchait résolument de devenir cette femme qui pointait derrière l’enfant, à la façon d’une dent définitive poussant sa cousine lactéale. Ainsi, elle fait place sur l’écran pour sa seule présence, magnétique, époustouflante, électrisante. Celle de la future Cosette des Misérables, version Tom Hooper – encore une femme-enfant –, celle de l’actrice de porno Linda Lovelace dans le biopic de Rob Epstein et Jeffrey Friedman – encore une adulte sensuelle rongée par ses démons. Un message à la gent masculine, sans doute, qui aurait volontiers vu en elle un ersatz de nymphette superficielle. On dira, dans les futures biographies de l’actrice, que toute la masculinité devant elle se pâma, et qu’à travers elle, elle s’Amanda.

Eric Nuevo

« Disparue » d’Heitor Dhalia : Amanda honorable

Quand Jill Parrish rentre de bon matin après une nuit de travail, sa sœur Molly a disparu. Ayant elle-même été la victime de rapt et de séquestration un an plus tôt, Jill est persuadée que sa sœur a été enlevée par le même homme. Face à une police incrédule et à l’indolent petit ami de Molly, Jill décide de mener seule l’enquête…

Cette Disparue aurait pu s’appeler La Disparition car c’est un film sans « e », ou plutôt sans « eux » : ceux qui font habituellement le sel d’un bon polar, ces personnages candides ou mystérieux, passionnants ou repoussants qui peuplent l’univers ultra codifié des serial killers et des kidnappings de jeunes femmes. « Eux », ce sont également les qualités qui offrent traditionnellement à un scénario son déroulé palpitant et ses étonnants rebondissements : la crédibilité, la force des caractères, le mobile infaillible. Mais « eux » sont tout bonnement absents de cette fiction instable, parce que c’est « elle » qui occupe le devant de la scène. Amanda Seyfried assujettit quasiment chaque plan à sa jeune et frêle personne. Cannibale de l’image et du récit, elle phagocyte complètement le sujet pour transformer une banale histoire de rapt en une réflexion exaltée sur le traumatisme psychologique et le combat psychologique qui s’ensuit. En conséquence, la « disparue » du titre n’est pas Molly, mais Jill elle-même : disparue aux yeux de tous ou presque, corps évanescent planant au-dessus des choses et des gens, le film relate sa lutte pour faire de nouveau partie intégrante de la société humaine.

Aussi paradoxale que cette remarque puisse paraître, il n’est pas surprenant, de la part du réalisateur brésilien Heitor Dhalia (auteur en 2009 du lunaire A Deriva avec Vincent Cassel et Camilla Belle), que sa Disparue passe totalement à côté de son sujet. Car il était naturel d’attendre plus de ce metteur en scène qu’une énième histoire de femme-enfant-courage essayant de sauver une compatriote d’un vilain tueur. Il suffit de quelques minutes pour se rendre compte que la partie thriller de son film repose sur des bases extrêmement bancales, en fait dès que Jill a croisé quelques-uns de ses partenaires d’enquête, autant de caractères parfaitement imbéciles, et dès que sa difficile recherche trouve d’invraisemblables solutions – car tout semble se dérouler un peu trop facilement pour elle. Le ridicule avec lequel le réalisateur amène le personnage du flic récemment muté, incarné par Wes Bentley, et potentiel suspect au bout de quinze secondes, prouve bien que l’intérêt réside ailleurs : dans la partie humaine du script, dans la délicate alchimie entre le corps de l’actrice et la psychologie du protagoniste.

Disparue est un film-véhicule voué à la seule personne de Jill, dont Amanda Seyfried est le moteur. La jeune comédienne d’origine allemande, vue récemment en richissime fille de bonne famille dans Time Out d’Andrew Niccol, joue pleinement de l’ambiguïté d’un visage-enfant posé sur un corps-femme pour composer un personnage situé entre deux âges et entre deux états. Kidnappée autrefois par un homme qui la séquestra dans un puits perdu en forêt, ayant réussi à s’échapper in extremis en blessant son agresseur, Jill se débat dans la contradiction de sa survie : puisqu’elle est bien vivante et que le suspect reste introuvable, personne ne la croit, tout doit nécessairement sortir de sa tête. Jill n’existe que dans le présent d’une vie hantée par le passée, elle passe l’essentiel de son temps à chercher son lieu de détention dans le vaste bois proche de Portland et s’inquiète à la moindre silhouette suspecte qui marche dans sa direction. À l’opposé, sa sœur Molly regarde vers l’avenir, puisqu’elle est dans la démarche de préparer un examen important. Dans ce film-véhicule, Jill ne scrute que le rétroviseur de sa vie et avance dans le noir le plus complet – à l’image de la séquence finale qui la voit rejoindre son ravisseur à la nuit tombée.

Récit d’une femme-enfant devenue femme-forte par nécessité psychologique, Disparue est plus à regarder comme un portrait d’Amanda Seyfried qu’autre chose. C’est d’autant plus vrai que l’actrice reconnaît être sujette à l’anxiété et aux attaques de panique, et que le déroulement de l’existence de son personnage pourrait aisément refléter son style de vie dans la réalité : le présent dominant l’avenir. Il faut certes être un admirateur de la comédienne pour se laisser envoûter par ce film. Mais gageons que ses détracteurs pourraient changer d’avis sur l’étendue de ses… avantages, lorsqu’ils la verront en star du porno dans son prochain long-métrage, Lovelace.

Eric Nuevo

Disparue (Gone)
Réalisation : Heitor Dhalia
Interprétation : Amanda Seyfried, Daniel Sunjata, Jennifer Carpenter, Wes Bentley…
Distribution : Metropolitan Filmexport
Sortie le 23 mai 2012

 

« Un Parisien au pays des pingouins », un recueil de récits par Stéphane Ledien

Cet ouvrage aux formes plurielles, aux récits brefs et chaotiques – volontairement chaotiques – peut être abordé comme le brouillon de ces polars que l’auteur nous proposera bientôt : le combat d’un homme contre un ennemi naturel, la Némésis du changement. Le cadre du pitch rappelle les romans policiers venus du Nord de l’Europe, avec neige omniprésente, froid pénétrant et contraste avec la chaleur ambivalente de l’humain. Le narrateur pourrait avoir été extrait d’un livre de Donald Westlake : ironique, sujet au bon mot mais déterminé à mener sa mission à bien. Le titre promet un mystère par opposition : le parisianisme est-il une appartenance nationale problématique en regard de la Belle province québécoise ? Peut-on être pingouin en Amérique du Nord comme on est Parisien (donc animal, forcément) dans l’Hexagone ? Au final, il en est de ce livre comme de ceux-là : on a envie de l’ouvrir collé à sa cheminée, un soir de grande tempête, un breuvage fumant non loin de là. Manquerait plus que la pipe au bec pour conclure le tableau.

Avec beaucoup d’humour et de malice, et une pointe de morale, Stéphane Ledien relate son acclimatation progressive au Québec, son pays d’adoption, pour lequel il a lâchement abandonné ses camarades de Versus. La logique voudrait que l’on se vengeât de lui en pourrissant son ouvrage par tous les angles, idéalement pour le convaincre de revenir s’installer en France. Mais il suffit de tourner quelques dizaines de pages de son recueil de récits pour comprendre que l’auteur, par la voix d’un narrateur qui est à la fois lui-même et un autre, est doublement tombé amoureux dans la Belle Province – d’une femme et d’un paysage, d’un esprit et d’un décor. Sûr que la région parisienne a du mal à tenir la comparaison. Les fameux pingouins du Canada – fantasmés, en vérité, par les amis de l’expatrié dès qu’ils entendent parler de ces lointaines et froides contrées – valent bien mieux que les ours du métro parisien (ils grognent et mettent des coups de patte pour se défendre) et les requins sortis des écoles de commerce (ils pensent que le secret de l’existence réside dans la meilleure manière de pourrir la vie des autres). Dans ce vaste zoo qu’est le monde, il faut bien choisir son écosystème.

Stéphane nous raconte comment il a pleinement adopté le sien, laissant de côté les bons aspects de la vie française – la multiplicité des fromages et l’interminable logorrhée du frenchie désireux de débattre – tout en se débarrassant avec plaisir des plus mauvais – les « jackie » de banlieue et la tendance à se plaindre de tout, tout le temps, toujours. A le lire, on a parfois la sensation que le Québec est un lieu plus simple, mais au bon sens du terme : où l’on se bat moins contre des moulins pour profiter plus, et mieux, de ce que nous donne la vie. Don Quichotte revenant à la lecture de ses romans de chevalerie. Rencontres, concerts, balades près du Saint-Laurent… Même la consommation de vin semble atteindre au paroxysme de l’essentiel lorsque, sur une étiquette de bouteille, on peut lire : « Se boit avec tout type de plat ». Il y a, dans la manière de vivre d’un Français, une complexité – pour ne pas dire une préciosité – dont on ne peut prendre conscience que lorsqu’elle est montrée de l’extérieur. Il y a, dans la façon d’être d’un Québécois, un naturel et une bonté qui reflètent avec grâce la splendeur ingénue des paysages. Territoire vaste et libre, esprits affranchis.

Si l’on peut être déçu de ne pas trouver ici de narration véritable, avec début, milieu et fin, avec suspense et vilain et rebondissement de dernière minute, si l’on peut regretter que la brièveté des récits encourage l’auteur à chercher parfois avec ostentation le « bon mot » qui conclue un paragraphe sur une note nécessairement humoristique, il n’empêche que Un parisien au pays des pingouins raconte vraiment quelque chose. Ce roman caché, c’est un récit sur le langage et le pouvoir du langage, l’histoire tumultueuse et tourmentée des mots et des phrases, un duel perpétuel entre le français de France et le français de là-bas, identique et différent tout à la fois. L’échange confine parfois à la casuistique : appliquer le sens théorique d’un mot ou d’une expression à une réalité tangible, par exemple lorsqu’il s’agit d’adapter son habillement et ses appellations nouvelles à la roideur effective du froid canadien – mitaines, tuque, foulard. L’idée devient fait, le langage se fait substance. En cela, l’ouvrage serait presque un guide destiné non seulement aux futurs transfuges mais également à tous les poètes du paysage, à ceux qui usent des termes pour matérialiser la beauté d’un environnement.

C’est ce qu’il faut retenir du livre de Stéphane Ledien, et pas seulement parce qu’il est notre collaborateur versusien (car le cinéma en est quasiment absent) : il est moins recueil que guide, moins roman que traité sur le langage, moins chronique qu’exploration poétique d’un paysage. Derrière la badinerie manifeste de certains paragraphes, derrière la légèreté assumée de quelque propos pointe la souplesse et la précision du regard de l’écrivain en quête d’un monde nouveau à observer, au-dedans comme au dehors de lui-même. Chacun de ses micro-récits donne à entrevoir un microcosme amené à se développer, chacune de ses phrases laisse émerger la promesse d’un écrivain déjà sûr de lui. En somme, le Parisien au pays des pingouins prouve en un tour de main qu’il n’est certes pas manchot.

Eric Nuevo

Un Parisien au pays des pingouins, Montréal, Lévesque éditeur, 168p.